samedi 22 décembre 2018

L'Inquisition espagnole : Thomas de Torquemada

De ce que fut vraiment l'œuvre de l'Inquisition espagnole, on ne doit parler qu'avec une extrême prudence; sur ce point aussi l'imagination populaire a beaucoup affabulé.  Le premier Grand Inquisiteur, Thomas de Torquemada, a été représenté comme un tortionnaire sadique, aux mains pleines de sang, faisant régner la terreur dans toute l'Espagne : c'était, en fait, un religieux très austère, convaincu de l'utilité de son rôle, mais dépourvu de cruauté et dont l'action, à maintes reprises, s'exerça pour modérer les excès de certains juges ecclésiastiques. 

Tous les dominicains, au reste, qui fournirent à l'Inquisition ses cadres, étaient loin d'être des « Torquemadas », et beaucoup cherchèrent à ramener des pécheurs plus qu'à les châtier.  Quant aux méthodes du célèbre tribunal, « l'édit de fer » qui obligeait les parents mêmes des suspects à les dénoncer, les tortures de la question appliquées aux inculpés pour obtenir leurs aveux, elles étaient, on ne saurait l'oublier, dans les mœurs du temps, - et le XX° siècle est assez mal fondé pour le reprocher au XV°.  
Reste le problème du nombre des victimes, emprisonnées à vie, étranglées ou brûlées vives, après les célèbres « actes de foi » - autodafé - où leur condamnation était proclamée publiquement; l'histoire a bien du mal à proposer des chiffres, tant les renseignements sont variables, entre quelques centaines et des dizaines de milliers ! Proportionnellement au nombre d'actions engagées devant tous les tribunaux, les condamnations graves furent certainement peu nombreuses.  Trop encore, il va de soi, pour qui pense que la religion de l'amour ne s'instaure point par la force mais c'est une autre affaire.  

Ce qui est certain, c'est que l'inquisition fit peser sur l'Espagne entière une atmosphère de crainte et de sévérité, - presque de terreur, - assez voisine de celle que, obéissant à d'autres exigences, le Tribunal Révolutionnaire fit peser sur la France de 1793.  Et ce qui est non moins certain, c'est que le peuple espagnol l'a non seulement acceptée, mais voulue et bénie, comme une manifestation de cette foi ardente jusqu'à l'héroïsme qui lui avait permis de forger son destin.
(Daniel Rops : L’Eglise de la Renaissance et de la Réforme p. 262, sq)

jeudi 13 décembre 2018

Une devinette : qui envisageait il y a 50 ans déjà l’évolution actuelle de l’Église ?



De la crise actuelle émergera l’Église de demain – une Église qui aura beaucoup perdu. Elle sera de taille réduite et devra quasiment repartir de zéro. Elle ne sera plus à même de remplir tous les édifices construits pendant sa période prospère. Le nombre de fidèles se réduisant, elle perdra nombre de ses privilèges.

Contrairement à une période antérieure, l’Église sera véritablement perçue comme une société de personnes volontaires, que l’on intègre librement et par choix. En tant que petite société, elle sera amenée à faire beaucoup plus souvent appel à l’initiative de ses membres.

Elle va sans aucun doute découvrir des nouvelles formes de ministère, et ordonnera à la prêtrise des chrétiens aptes, et pouvant exercer une profession. Dans de nombreuses petites congrégations ou des groupes indépendants, la pastorale sera gérée de cette manière. Parallèlement, le ministère du prêtre à plein temps restera indispensable, comme avant.
Mais dans tous ces changements que l’on devine, l’essence de l’Église sera à la fois renouvelée et confirmée dans ce qui a toujours été son point d’ancrage : la foi en un Dieu trinitaire, en Jésus Christ, le Fils de Dieu fait Homme, en l’Esprit-Saint présent jusqu’à la fin du monde. Dans la foi et la prière, elle considérera à nouveau les sacrements comme étant une louange à Dieu et non un thème d’ergotages liturgiques.

L’Église sera une Église plus spirituelle, ne gageant pas sur des mandats politiques, ne courtisant ni la droite ni la gauche. Cela sera difficile pour elle, car cette période d’ajustements et de clarification va lui coûter beaucoup d’énergie. Cela va la rendre pauvre et fera d’elle l’Église des doux. Le processus sera d’autant plus ardu qu’il faudra se débarrasser d’une étroitesse d’esprit sectaire et d’une affirmation de soi trop pompeuse.
On peut raisonnablement penser que tout cela va prendre du temps. Le processus va être long et fastidieux, comme l’a été la voie menant du faux progressisme à l’aube de la Révolution française – quand un évêque pouvait être bien vu quand il se moquait des dogmes et même quand il insinuait que l’existence de Dieu n’était absolument pas certaine – au renouveau du XIXe siècle.
Mais quand les épreuves de cette période d’assainissement auront été surmontées, cette Église simplifiée et plus riche spirituellement en ressortira grandie et affermie. Les hommes évoluant dans un monde complètement planifié vont se retrouver extrêmement seuls. S’ils perdent totalement de vue Dieu, ils vont réellement ressentir l’horreur de leur pauvreté. Alors, ils verront le petit troupeau des croyants avec un regard nouveau. Ils le verront comme un espoir de quelque chose qui leur est aussi destiné, une réponse qu’ils avaient toujours secrètement cherchée.


Pour moi, il est certain que l’Église va devoir affronter des périodes très difficiles. La véritable crise vient à peine de commencer. Il faudra s’attendre à de grands bouleversements. Mais je suis tout aussi certain de ce qu’il va rester à la fin : une Église, non du culte politique car celle-ci est déjà morte, mais une Église de la foi. Il est fort possible qu’elle n’ait plus le pouvoir dominant qu’elle avait jusqu’à maintenant, mais elle va vivre un renouveau et redevenir la maison des hommes, où ils trouveront la vie et l’espoir en la vie éternelle.
 

Joseph Ratzinger – Lors de l'enregistrement d'une émission à la radio allemande en 1969...
http://www.baptises.fr/content/crise-actuelle-emergera-leglise-demain
 

dimanche 9 décembre 2018

Péché originel: L'homme de la modernité se veut résolument innocent


C’est peut-être tout le sens de ce récit des origines que nous offre la Genèse.  On a beaucoup glosé, surtout depuis saint Augustin, sur le « péché originel ». À bien lire l'évêque d'Hippone, on s'aperçoit que cette idée de péché originel, de chute, de discordium malum, ne conduit pas forcément à considérer l'homme comme un éternel coupable ni à se flétrir soi-même dans une repentance mortifiée.  Il veut dire que tout homme doit regarder en face la part de mal qui est en lui; le mal virtuel dont il est possiblement capable au-delà même du permis et du défendu.  Cette lucidité ne lui fera pas seulement comprendre la nécessité de la grâce.  Elle le détournera aussi de cette haine vertueuse qui rejette sur autrui tout le malheur du monde.
Cette interprétation du concept de péché originel nous aide à comprendre que toute revendication d'innocence est mécaniquement meurtrière.  Si je m'affirme innocent, si je clame mon appartenance au Bien, alors le mal ne peut être que chez l'autre.  Cet autre que je serai tenté d'éliminer.  Les fanatiques sont convaincus d'être « innocents » bientôt « martyrs ». C'est ainsi qu'ils justifient leurs crimes. 
Mais on peut élargir Ie propos.  Tout un pan du discours contemporain est construit autour de l'idée d'innocence, indéfiniment revendiquée et martelée.  L'homme de la modernité se veut résolument innocent.  Dans ses désirs.  Dans ses pulsions.  Dans ses convoitises.  L'esprit moderne se moque du prétendu dolorisme chrétien. À ses yeux, le « péché originel » n'était qu'une invention cléricale pour empêcher l'homme de jouir et d'être heureux.  On préfère revendiquer aujourd'hui - comme un droit - la transgression et le refus de toute culpabilité.  Or on voit bien jusqu'où peut conduire ce prurit d'innocence: à la haine de l'autre.  Tout simplement.

Cette dérive donne sérieusement envie de réhabiliter, contre vents et marées, l'idée de péché originel.  Comme l'appel à une modestie fondatrice et fraternelle.  Comme la reconnaissance de la complexité de l'autre et le refus de l'intolérance pharisienne.  Surtout comme un élément central de la Bonne Nouvelle qui illumine nos vies : à savoir que, dans l'incarnation et la résurrection du Christ, le mal universel trouve, y compris en nous-mêmes, les prémices de sa défaite finale.  Un auteur polonais contemporain, Leszek Kolakowski, ancien marxiste revenu au christianisme, a d'ailleurs écrit des choses admirables sur cette question du péché originel et sur la présence du mal : «Jésus nous a recommandé de commencer par éliminer le mal en nous-mêmes et non de tuer d'autres hommes que nous consi-dérons à tort ou à raison comme mauvais. »

L'essayiste Marcel Gaucher assure quant à lui que le prétendu «recul » du religieux n'en est pas forcément un.  Tout dépend de l'angle de vue qu'on choisit. « Le paradoxe de la situation où nous sommes, écrit-il, est que le détrônement des religions de leur position de commandement leur restitue un nouveau rôle.  Bien sûr, leur autorité sociale a considérablement décru, mais, dans le même temps, leur capacité d'être entendues, y compris par des gens qui ne relèvent en rien de leur famille spirituelle, s’est accrue. » 

M. Albert, J. Boisonnat , M. Camdessus  « Notre Foi dans ce siècle » de Michel ALBERT, Jean BOISSONNAT, Michel CAMDESSUS Ed. Arléa, 2002, p.41

samedi 1 décembre 2018

Pour une taxation des ventes d'armes

Nous avons dit notre scepticisme sur les chances de succès de la taxe Tobin.  L'idée de taxer les exportations d'armes nous semble plus pertinente.  Il s'agirait de taxer ce mal global par excellence qu'est le surarmement en allouant les produits de la taxe à l'ONU et aux organisations qui, avec elle, travaillent avec des moyens beaucoup trop limités à la prévention des conflits.  Rendre plus coûteuses les importations d'armes, c'est contenir l'ardeur des va-t-en guerre.  C'est aussi concourir à l'élimination du scandale de ces trois cent mille garçons et filles de moins de quinze ans qui, sur tous les champs de bataille du monde, utilisent les armes que nous vendons.
Nous connaissons bien les objections à un tel projet.  Comment le G 8, qui exporte 90 % des armes vendues sur le marché mondial, déciderait-il de se taxer lui-même ? Comment identifier ces exportations ? Ces difficultés ne sont pas insurmontables.  Le G 8 sait que l'accumulation des armes dans le tiers-monde est une bombe à retardement dont il peut être à tout moment la victime.  Nous le savions mais, depuis le 11 septembre, c'est une évidence criante.
La taxation est-elle réalisable ? Elle l'est, tout spécialement pour les armes lourdes.  Depuis le sommet de Londres, en 1984, le registre des Nations unies consigne la nature, le montant et la destination des exportations militaires de tout pays exportateur.  L'assiette de la taxation est donc bien identifiée.  Elle ne s'applique pas encore, hélas, aux ventes d'armes légères, et l'on sait que la conférence de l'ONU à ce propos, en juillet 2001, s'est achevée par un échec à la suite de l'opposition de la Chine, de la Russie, mais surtout des États-Unis.  Les Européens ont plaidé, eux, pour le contrôle strict à l'exportation », et même pour la mise en place d'un marquage permanent de ces armes qui tueraient environ cinq cent mille personnes par an.  


On peut penser que la « révision déchirante » de leurs objectifs internationaux, à laquelle les États-Unis procèdent depuis le 11 septembre, permettra de rouvrir cette discussion.
Quelles ressources pourrait-on attendre de cette taxe ? Selon Laurent Fabius, ministre de l'Economie, des Finances et de I'lndustrie, « un prélèvement de 10 % sur les exportations d'armes pourrait représenter chaque année jusqu'à cinq milliards d'euros supplémentaires ». Ce serait un pas vers la réalisation de la parole du prophète Michée, qui nous invitait « à transformer les épées en socs de charrues ».

« Notre Foi dans ce siècle » de Michel ALBERT, Jean BOISSONNAT, Michel CAMDESSUS Ed. Arléa, 2002 p. 171

Instrumentalisation de l'homme par la politique, par l'économie, par la science

Le troisième grand défi du XXI° siècle concerne la personne humaine elle-même.  Emmanuel Mounier expliquait bien que celle-ci courait un risque permanent : celui d'être instrumentalisée.  La personne humaine ramenée au rang de pur instrument, l'homme pris comme moyen et non plus comme fin : telle est bien la barbarie, l'antihumanisme qu'il nous faut inlassablement combattre.  Or, dans l'Histoire, à mesure que les sociétés humaines se transforment, cette instrumentalisation change de visage, et même de nature. 
De plus en plus, elle cible l'homme au plus intime de son identité.  Nous approchons du moment où cet acide pourra dissoudre la personne dans sa définition même.  Alerte : Frankenstein est parmi nous, désormais sans masque et de l'argent plein les poches !
Cette menace, cette violence, Il nous faut apprendre à les identifier.
Pour simplifier, disons qu'il y a trois formes d'instrumentalisation de la personne humaine: par la politique, par l'économie, par la science.  Elles se sont historiquement succédé, parfois en s'additionnant.  L'instrumentalisation de l'homme par la politique ou l'idéologie, ce fut le drame principal du XX° siècle.  Des hommes transformés en chair à canon lors des grandes tueries de 14-18, ravalés au rang de « matériau » militaire, ou bien encore niés comme individus libres et dignes par les grandes idéologies totalitaires : peu de siècles auront humilié la personne humaine comme celui-là.  Lénine puis Staline répétaient que la « Grande Révolution » devait en finir avec l'individualisme petit-bourgeois. « Le temps du bonheur individuel est fini », proclamait Hitler de son côté.  L'homme n'était plus qu'un atome négligeable du grand « tout », le serviteur taillable et corvéable d'un grand dessein collectif.

Mais ce même homme, l'économie l'instrumentalise d'une autre façon.  Il n'est plus dès lors qu'un agent de production, une force de travail, l'ingrédient anonyme et contingent d'un  « processus ». Il est ce prolétaire que la révolution industrielle coupe de ses anciennes appartenances, ou racines ; il est cet immigré de l'intérieur, livré à la fournaise des grandes cités. 
L’instrumentalisation économique de la personne humaine
Toute une partie du XX° siècle peut s'analyser comme un effort permanent pour résister à cette possible instrumentalisation
économique de la personne humaine : les luttes sociales, les droits reconnus aux plus faibles, l'élaboration d'un droit du travail, le renforcement de la solidarité collective et l'édification de l'État-providence.  Du Sillon de Marc Sangnier - au début du XX° siècle - aux mouvements associatifs de l'après-guerre (JEC, JOC, CFTC, etc.), en passant par les groupes personnalistes, les chrétiens se sont souvent retrouvés dans les tranchées de cette résistance à l'instrumentalisation de l'homme par l'économie.  Ils doivent y rester.  Les grands bouleversements contemporains, dans un contexte de globalisation économique, peuvent être facteurs de progrès, mais ils peuvent aussi entraîner des régressions sur ce chapitre de la personne.
 

Et puis le XXI° siècle voit apparaître - ou se renforcer - les risques d'une instrumentalisation de l'homme par la science.  Avec les nouveaux et prodigieux moyens dont elle se dote - via, par exemple, la génétique ou les neurosciences -, la science du vivant est désormais capable d'intervenir sur l'homme lui-même.  Cela ne s'était jamais produit dans toute notre histoire. 
Des « mystères » immémoriaux, comme celui de la procréation ou de l'identité humaine, sont aujourd'hui contrôlables et manipulables par la science.  Elle a largement percé le secret de la vie.  De la même façon, elle s'est donné les moyens d'intervenir sur les différentes composantes du corps humain, comme on le ferait avec un jeu de Meccano. 
D'où l'émergence étourdissante d'une infinité de questions éthiques - clonage, procréation assistée, greffes, appareillage du corps, etc. - qu'on a de plus en plus de mal à trancher, et même tout simplement à poser, tellement il n'est pas « politiquement correct » de le faire.  Ce qui fait problème, en effet, c'est désormais la définition même de l'humanité de l'homme.
Les questions essentielles - et gigantesques ! - qui traversent ces débats sont celles-ci : où fixer la limite ? Comment définir avec précision l'espèce humaine ? Qu'est-ce qui distingue  « l'humain » de l'animalité, de la machine, de la chose ? Qu'est-ce qui empêche de réduire un homme à la simple addition de ses organes?

Dans ce contexte, le risque qui surgit, c'est de voir l'homme transformé en simple « instrument » ou « matériau » par la science.  Cette troisième instrumentalisation de l'homme, c'est aussi, convenons-en, un formidable défi.  Elle est d'autant plus redoutable qu'elle peut non pas se substituer aux deux précédentes, mais s'ajouter à elles.  Pire : faire système avec elles.  Autrement dit, les menaces pesant sur la personne peuvent se multiplier sans jamais être repérées autrement que comme inéluctables et bénéfiques.  C'est d'ailleurs ce qui se passe de manière caricaturale - mais parlante - dans quelques cas extrêmes. Lorsque certains régimes totalitaires organisent en sous-main le trafic d'organes humains, ils cumulent de façon saisissante les trois instrumentalisations de l'être humain : par l'idéologie, par l'économie, par la science.

La vigilance sur ces trois « fronts » est donc plus que jamais nécessaire.  Mais elle doit être réfléchie, et fondée en dernier ressort sur un sens irréductible de la dignité de l'homme. ( Cela ne doit pas conduire à une sorte de fondamentalisme hostile à tout progrès).  Il faut savoir que l'homme doit et peut volontairement abandonner à la société une partie de la souveraineté qu'il exerce sur lui-même.  Il est un être social par définition, et non un individu dans sa tour d’ivoire.  En tant que citoyen, il aliène une partie de sa liberté au profit d'une communauté politique dont il est membre, et qu'il peut être appelé à servir.  Comme salarié, comme producteur et comme consommateur, il est bel et bien engagé dans une machinerie économique qui évalue sa « rentabilité » et son « employabilité », soupèse ses besoins, tarifie ses compétences, etc.
De la même façon les sciences de la vie (médecine, biologie, etc.) progressent en prenant l'homme comme « Objet » d'étude.  Mais ici, des précautions extrêmes s'imposent car, en l'homme, corps et âme sont intimement liés, inséparables dès qu'il y a vie.

La question est donc celle des proportions, des limites.  Dans les trois domaines précités (politique, économie, science), c'est la grande question d'aujourd'hui : définir et fixer les limites, c'est veiller sur l'homme.  Ce n'est pas, ce ne sera pas une question facile.

« Notre Foi dans ce siècle » de Michel ALBERT, Jean BOISSONNAT, Michel CAMDESSUS Ed. Arléa, 2002, p. 30 sq

samedi 24 novembre 2018

Les limites de l'économie antisociale de marché

Comme Robert Reich et comme beaucoup d'autres, nous pensons qu'ainsi réduite à une pure caricature du libéralisme l'économie antisociale de marché va dans le mur pour reprendre l'expression de Reich lui-même, elle correspond à un «capitalisme de l'âge de pierre ». Non seulement elle lamine les classes moyennes, mais elle détruit à terme le pacte minimal sur lequel toute société est fondée.
À la limite, elle sape les fondements sociétaux qui rendent possible le fonctionnement du marché lui -même. 

L'argent peut être une drogue qui rend esclave

« Le capitalisme n'a pu fonctionner, notait le philosophe Cornélius Castoriadis, que parce qu'il a hérité d'une série de types anthropologiques qu'il n'a pas, et n'aurait pas pu créer lui-même : des juges incorruptibles, des fonctionnaires intègres et wébériens, des éducateurs qui se consacrent à leur vocation, des ouvriers qui ont un minimum de conscience professionnelle, etc.  Ces types ne surgissent pas et ne peuvent pas surgir d'eux-mêmes ; ils ont été créés dans des périodes historiques antérieures, par référence à des valeurs alors consacrées et incontestables : l'honnêteté, le service de l'État, la transmission du savoir, la belle ouvrage, etc. »

Les dérives du modèle anglo-saxon menacent donc aujourd'hui le capitalisme lui-même.  C'est l'idée qui émerge, compris y parmi les plus ardents défenseurs de l'économie de marché.  Réduite à elle - même, la société de marché est nécessairement de plus en plus anxiogène, parce qu’elle fonctionne uniquement à la drogue du profitOr la drogue est un désir toujours insatisfait, toujours avivé par les stimulations de la publicité et des médias, une drogue dont le besoin, loin d'être comblé par l'abondance, se renouvelle et s'aiguise sans cesse.  

 
La voie préconisée par
l'Evangile pour
trouver le bonheur

Un test, réalisé récemment sur les quatre cents premières fortunes américaines par le magazine Forbes, montrait que les aspirations à l'enrichissement suivaient la courbe des fortunes.  L'argent agit comme une drogue qui doit être administrée par dose de plus en plus fortes pour produire le même effet.  C'est pourquoi l'un des inspirateurs de Tony Blair, Peter Mandelson, a pu parler d'une joyless growth, une croissance sans joie. 
« Notre Foi dans ce siècle » de Michel ALBERT, Jean BOISSONNAT, Michel CAMDESSUS Ed. Arléa, 2002  page 113

mardi 20 novembre 2018

Histoire: Juifs et musulmans en Espagne au XVI° siècle



 "Mais, pour eux, le problème n'était pas uniquement politique : il ne s'agissait pas seulement d’institution.  Une question plus délicate existait, qui mettait en cause la contexture même de leur peuple, rien de moins que la fameuse question des minorités ethniques que tant d'Etats, de nos jours, ont vu se poser à eux dramatiquement.

  L'Espagne, en effet, renfermait un certain nombre d'éléments qui faisaient mal corps avec son véritable peuple.  D'abord des Juifs; il y en avait beaucoup, - « un tiers des citadins et marchands de Castille », écrit Vincenzo Quirini, ambassadeur vénitien; - ils étaient riches, gagnant énormément à prêter de l'argent à des taux usuraires qui allaient jusqu'à 40 % et leur luxe était insolent.  

Maints s'étaient Convertis surtout lors des grandes missions apostoliques de saint Vincent Ferrier.  Et dans quelques cas, cela constituait un enrichissement.  Mais, tous étaient-ils très sincères?  Trop n'avaient demandé le baptême que par ruse ou par peur, tout en demeurant Juifs de foi et souvent de secrètes pratiques; le peuple les surnommait « Marranos » par un jeu de mots qui rappelait tout ensemble l'hébreu Maran atha » (« le Seigneur vient ») et le castillan - por-tugais «marrano » qui signifiait goret. 


L'infiltration des Marranos dans les rangs chrétiens aboutissait aux contaminations les plus étranges ; il y en avait jusque dans le haut clergé, qui se cachaient à peine.  Ne racontait-on pas (mais fallait-il y croire?) l'histoire de cet évêque de Calahorra qui, venu à Rome, faisait gras le vendredi, priait en hébreu selon le rite juif, réclamait de la viande kosher, refusant de prononcer le nom du Christ et battait ses prêtres s'ils s'avisaient de lui faire des remontrances ! Il y avait donc là une menace pour la foi, qui pouvait se laisser pénétrer d'on ne savait quel étrange syncrétisme judéo-chrétien.

Mais à ce péril israélite s'en ajoutait un autre : celui que pouvait constituer la présence de masses d'origine arabe.  Après chaque étape de la Reconquista, il en était de même dans le pays reconquis tels ces musulmans de la région de Barcelone et des Baléares que le Bienheureux Raymond Lulle avait si courageusement cherché à convertir.  La dernière étape, la conquête de Grenade, en allait accroître encore la quantité. 
Et parmi ces résidus de l'ancienne occupation, à côté de ceux qui conservaient, officiellement, leur religion, il y avait aussi tous ceux qui, convertis de plus ou moins bon teint, se proclamaient chrétiens, tout en demeurant en secret fidèles au Coran de leurs pères; on les appelait les « Morisques ». Les Rois catholiques pouvaient-ils laisser se prolonger une situation si équivoque?
(Daniel Rops : L’Eglise de la Renaissance et de la Réforme p. 263, sq)

samedi 17 novembre 2018

Histoire de l'Eglise: la commende et les monastères

Le danger que dénonce saint Bernardin, rien ne le manifeste mieux que le développement que prend alors le désastreux régime de la Commende.  La pratique en était très ancienne : on peut en retrouver les traces jusque dans saint Ambroise et saint Grégoire le Grand.  
Redon - cloître église St-Sauveur

Selon l'intention première, donner un monastère en commende, c'était en confier (commendare) provisoirement l'administration à un séculier, en l'absence du titulaire, avec dispense de régularité.  Mais, avec la constitution progressive du régime des bénéfices ecclésiastiques, la commende était devenue une fructueuse opération pour le titulaire, autorisé à percevoir les revenus afférents à la fonction qu'il exerçait temporairement. 

Du coup, les laïcs s'étaient intéressés à l'affaire: dès l'époque de Charles Martel, on avait vu des Abbés militaires qui touchaient les revenus d'un monastère, sous prétexte d'assumer sa protection.  Puis, la commende, de temporaire était devenue définitive: le « commendataire » encaissait les bénéfices tout le long de sa vie, en faisant exercer les pouvoirs ecclésiastiques par un prieur ou un substitut, qui, canoniquement, y était habilité.  Au cours du XIII° siècle, cette funeste pratique avait déjà gagné beaucoup de terrain: les bénéfices réguliers surtout, abbayes et prieurés, avaient commencé à être mis en coupe réglée.

Les Avellanes (Catalogne)

On imagine sans peine comment la crise du Grand Schisme et les surenchères qu’elle détermine dans les deux camps rend cette pratique à peu près universelle.  En échange de leur serment d'obédience, les princes laïcs se font attribuer par l'un ou l'autre Pape tout ce qu'ils peuvent de bénéfices, abbayes, monastères, revenus épiscopaux, voire simples cures; rien n'échappe à un appétit de plus en plus dévorant.  


Les bénéfices en commende font partie des ressources reconnues des grands; on en voit figurer dans la dot des filles ou donner à des gamins de douze ans.  Le plus étonnant de l'affaire est que tous ces Abbés commendataires ne sont pas mauvais et même que certains lutteront courageusement pour la réforme de leur communauté.  Mais, ordinairement, ils ne songent qu'à tirer le plus de ressources possibles de leurs biens religieux, n'ont aucun souci des biens spirituels, laissent péricliter les âmes.  

En Allemagne, où il y a partout confusion totale entre le commendataire et le titulaire; les laïcs se déclarent princes - évêques ou comtes - abbés, mais ne songent nullement à être prêtres -. on cite le cas d'un évêque de Paderborn, en 1400, qui, tranquillement, se marie. Rien d'étonnant, en de telles conditions, à ce que le clergé, du haut en bas, perde beaucoup de son autorité.

(Daniel Rops : l'Eglise de la Renaissance et de la Réforme. P. 146 sq)
 


René Rémond: Trouver une autre manière de témoigner de l'esprit de partage et de pauvreté.

Un exemple: la manière pour nos sociétés de se situer par rapport à la richesse. Comment remettre en valeur l'esprit de pauvreté, actualiser l'appel à prendre de la distance à l'égard de l'argent? En d'autres temps, l'Eglise a su trouver des réponses adaptées et audacieuses: les ordres mendiants au Moyen Age, les congrégations hospitalières ou enseignantes au XIX° siècle. A chaque fois, il s'agissait de répondre à un besoin social concret: soigner des lépreux, accueillir ou nourrir des pauvres, éduquer des enfants…
 

Aujourd'hui, nous ne sommes plus au Moyen Age, nos sociétés sont ordonnées à la production des richesses, des richesses dont beaucoup profitent, même si existent des zones de pauvreté ou d'exclusion. L'Eglise doit donc trouver une autre manière de témoigner de l'esprit de partage et de pauvreté. Elle le fait déjà quand elle préconise une répartition plus équitable des ressources ou fait campagne pour l'abolition de la dette des pays du tiers-monde; mais cela ne suffit pas! Des applications nouvelles, plus originales doivent être trouvées pour signifier que la recherche du profit, l'accumulation des richesses, ne sont pas les seules valeurs possibles. C'est aussi une manière de témoigner de la grandeur de l'homme que de ne pas se résigner à ce que l'individu soit écrasé par la fatalité économique.


L'homme ne vit pas seulement de pain ou de stock-options, il ne trouvera pas son bonheur ou sa liberté dans la progression du CAC 40! Pour manifester ses valeurs propres, pour réagir à l'idolâtrie de l'argent, le christianisme doit susciter des expressions adaptées, comme l'Eglise a su inventer autrefois le jeûne du vendredi ou la Trêve de Dieu.
René Rémond : "Le Christianisme en accusation" p. 150

dimanche 4 novembre 2018

Pour en finir avec les paradis fiscaux


Les paradis fiscaux sont des centres financiers en extra-territorialité qui attirent les capitaux frauduleux par une fiscalité avantageuse et des garanties de secret bancaire. Ils permettent de blanchir les bénéfices liés aux trafics d’armes et de drogue, à la traite des êtres humains, au commerce de matière nucléaire, de véhicules volés, etc.
La criminalité financière est le dénominateur commun de toutes ces criminalités. En outre, les fortunes cherchent souvent à y échapper au fisc, ce qui aggrave les inégalités sociales et favorise la corruption. Nous sommes donc là devant l’un des plus grands scandales du monde contemporain.
Face au crime mondial, il n’y a encore ni droit mondial, ni justice mondiale, ni police mondiale. Il est urgent d’établir un droit d’ingérence contre la criminalité financière. Si l’opinion publique était informée des sévices invisibles que cette situation facilite, nul doute que les États seraient plus combatifs.
D’après une étude récente du FMI, les actifs internationaux des banques de ces centres atteignent environ cinq mille milliards de dollars en croissance de 6 % par an de 1992 à 1997. Bien que tous ces actifs ne soient pas de nature suspecte, on doit mentionner que d’après l’ONU, le commerce de la drogue représente 8 % du commerce mondial, et le « PCB » (produit criminel brut) atteint 15 % du commerce mondial. Une bonne part de ce PCB transite par ces centres.
Dans ce domaine, hélas, l’Europe n’a guère de leçons à donner. 
Les paradis fiscaux y prolifèrent : du Luxembourg à Monaco, des îles Anglo-Normandes au Lichtenstein, Gibraltar ou Saint-Marin. l’Europe doit donc s’engager résolument vers l’élimination des paradis rivaux - à commencer par les siens -, sur la base du concept de l’OCDE qui dresse la liste de quarante-sept régimes fiscaux préférentiels de pays membres comme potentiellement dommageables. L’OCDE est convaincus qu’un dialogue constructif peut s’engager avec la plupart des pays et territoires concernés.
« Notre Foi dans ce siècle » de Michel ALBERT, Jean BOISSONNAT, Michel CAMDESSUS Ed. Arléa, 2002, p. 92

samedi 27 octobre 2018

Renoncer à toute forme de cléricalisme

Les communautés chrétiennes sont actuellement traversées par un grand malaise. La question la plus importante qui se pose à l’Église n’est pas qui se trouve derrière les scandales, mais ce que ces scandales – en particulier les abus sur mineurs – révèlent de sa manière d’être. De fait, l’Église est contrainte non seulement de chercher un remède aux comportements inappropriés de ses prêtres, mais aussi de s’interroger sur les raisons profondes qui les ont rendus possibles. La « tolérance zéro » ne suffit pas si elle n’est pas étayée par la volonté radicale de revoir nos modes de fonctionnement au sein de l’Église, notamment en ce qui concerne l’exercice des ministères ordonnés.

L’Église a encouru le risque de fonctionner davantage comme une institution religieuse que comme une communauté de foi. Ce qui est très ambigu, c’est qu’elle a fait entrer par la fenêtre ce que l’Évangile avait fait sortir par la porte : le caractère sacré. Tout ce que nous vivons aujourd’hui met en lumière les conséquences amères d’une sacralisation de certaines fonctions ecclésiales qui, en réalité, sont et restent des services. L’identification entre le ministère au service de la vie d’une communauté et l’identité personnelle du ministre ordonné a créé toute une série d’abus qui, avant d’être des crimes, sont en réalité une posture qui contraste avec l’Évangile, bien qu’elle soit profondément « religieuse ».

Aussi l’Église se retrouve-t-elle à payer aujourd’hui les conséquences amères d’une reprise du fonctionnement religieux et sacré. Ce fonctionnement a créé une caste – la caste cléricale –, qui ne concerne pas seulement les clercs, mais aussi les laïcs cléricaux. Comme les pharisiens et les sadducéens du temps de Jésus, cette caste, au lieu de servir l’Évangile, est tentée de s’en servir.

Au fond, si l’on y réfléchit, l’Évangile, avec ses exigences de liberté, d’égalité et de fraternité universelle, est la ruine de l’Église. S’il n’y avait pas l’Évangile, tout pourrait continuer à fonctionner comme toujours. Mais l’Évangile impose une conversion qui passe par la réception des critiques de l’extérieur. Celles-ci doivent être au fondement d’un repositionnement sérieux et généreux des communautés chrétiennes. Remettre l’Évangile au centre de la vie de l’Église, c’est reconnaître une erreur fondamentale : celle d’avoir atténué l’appel provocant à être une communauté de frères au service de l’humanité, et non une « religio » comme les autres. Ce qui fait la différence, ce n’est pas le bagage dogmatique ou rituel ; c’est la posture qui consiste à renoncer à tout privilège découlant de la revendication d’une investiture venue d’en haut, pour privilégier au contraire la relation à l’autre, qui va jusqu’à se mettre à ses pieds pour le servir.

Que faisons-nous réellement pour renoncer à toute forme de cléricalisme et, même, de machisme ? Tant que nous ne renoncerons pas à l’abus d’exclusivisme et d’exclusion, il sera très difficile de guérir de la maladie qui génère des abus sexuels, de pouvoir et de conscience. Une Église qui repart de l’Évangile est une Église dépouillée d’elle-même, qui renonce à créer des castes exclusives s’arrogeant le droit d’exclure les autres au nom d’une vocation et d’une investiture venue d’en haut. Celle-ci, en réalité, ne peut venir que d’en bas. Les événements et, surtout, l’intelligence plus grande que nous avons de l’Évangile exigent que l’on ne tombe pas dans la logique du rapiéçage (Marc 2,21), mais de nous lancer au contraire joyeusement vers l’horizon de la refondation. Tout cela ne peut se produire que si nous acceptons d’abord de relativiser toute une série d’institutions et de fonctionnements qui, s’ils ont été utiles – du moins en partie – jusqu’à aujourd’hui, ne sont probablement plus adaptés.

Deux éléments sont non seulement urgents, mais aussi révélateurs du désir bien réel de passer de la nostalgie de nous-mêmes à la nostalgie du Royaume de Dieu qui vient nous déstabiliser : le rôle de la femme dans la vie de l’Église et le passage d’une théologie de la mortification à une théologie du plaisir. Dans les deux cas, la manière de concevoir la sexualité, comme le signe de notre manière de nous sentir humains et d’entrer en relation, est la clé de voûte d’une volonté – ou non – d’assumer les changements anthropologiques actuels non comme une menace, mais comme une opportunité.

Il ne s’agit pas de relativiser de manière idéologique le célibat des prêtres ou la chasteté des consacrés, mais de les replacer dans la bonté radicale et totale de notre humanité. Sans exaltation inutile – et parfois dommageable –, du renoncement que ce célibat suppose, comme source d’excellence. Cela nous permettra de vivre de la même manière qu’auparavant – le célibat notamment – mais avec une liberté et une responsabilité qui, au moins en partie, doivent encore être construites, pour être non seulement vivables de l’intérieur, mais également lisibles de l’extérieur.

F. Michael Davide Semerano, moine bénédictin
https://www.la-croix.com/Religion/Catholicisme/Renoncer-toute-forme-clericalisme-2018-10-25-1200978486

mercredi 17 octobre 2018

Isabell Camborde, aiguilleuse du ciel

Dans la tour de contrôle de l'aéroport de Roissy, cette laïque consacrée aiguille ses collègues vers le Ciel. Une trajectoire fixée à 25 ans après quelques turbulences.

« Vous voulez faire rire le bon Dieu ? Alors parlez-lui de vos projets ! » Comme il est vrai ce trait d'humour de Nicolas Buttet, prêtre et fondateur de la fraternité Eucharistein ! J'ai lutté pendant des années contre l'idée de devenir « bonne sœur ». Et pourtant... depuis plus de 10 ans, je suis laïque consacrée au sein de la communauté de l'Emmanuel. Ma joie, chaque jour nouvelle, est de m'être entièrement donnée à Dieu en m'engageant, au cœur du monde, dans le célibat pour le Royaume. Quelle grâce, en effet, de pouvoir vivre son métier comme une mission ! Le mien est passionnant : en tant que contrôleur aérien à l'aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, mon travail est de guider les avions afin qu'ils ne soient pas deux à se retrouver à la même altitude, au même endroit, au même moment. De plain-pied dans ce milieu professionnel plutôt masculin et peu chrétien, j'essaie d'être un signe de contradiction et d'indiquer le Ciel à mes collègues. Comment annoncer l'amour de Dieu ? Le Seigneur, lui, ne brusque jamais la liberté des hommes. Il fait preuve de patience et de douceur. Ainsi s'y est-il pris avec moi pour m'aiguiller vers le célibat consacré.

À la ferme familiale où j'ai grandi, dans un village près de Lourdes (Hautes-Pyrénées), nous ne parlions pas de Dieu. Mais d'aussi loin que je me souvienne, le Christ m'a toujours attirée. Vers l'âge de 10 ans, j'avais déniché, dans le grenier, un Évangile de saint Jean. Comme une enfant, je lisais et relisais, le soir avant de m'endormir, le récit de la Passion en espérant que, cette fois-ci, Jésus descendrait, victorieux, de la Croix, ou que Pilate choisirait de le relâcher à la place de Barabbas ! Alors que, passé la première communion, ceux de mon âge désertaient la messe, moi, j'y suis restée fidèle. Quand je pouvais, je filais à la grotte de Lourdes. Je ne priais pas, mais me laissais bercer par la présence maternelle de Marie que je pressentais déjà. J'admirais des parents qui tenaient leur enfant au petit corps déformé. Ils ne venaient pas réclamer un miracle, mais mendier la force de tenir un an de plus dans l'épreuve. « Que c'est beau d'avoir la foi ! », me disais-je.

« Isabelle, elle finira bonne sœur ! », lançait-on parfois dans le village avec un certain mépris. Dans ces milieux ruraux où l'on parle peu de soi, il est souvent plus facile de commérer sur le voisin... J'entendais la critique et, subrepticement, s'est infiltrée puis imposée en moi l'idée, terrifiante, qu'une religieuse était une personne inutile qui n'avait pas réussi à se marier car « trop moche» ! J'ai ainsi vécu toute mon adolescence écartelée et tiraillée entre une soif immense de Dieu et une peur tenace qu'il me prenne tout. Je refusais de m'ouvrir sur ces pensées à quiconque, à commencer par Dieu et par moi-même. Pendant mes classes préparatoires scientifiques, comme pour étouffer l'appel, j'ai mené une vie étudiante festive, arrosée, et me suis évadée dans des activités un peu extrêmes, seule, en montagne et sur les crêtes. Le ciel, l'altitude, les sommets des Pyrénées me fascinaient. D'où, peut-être, mon rêve de devenir pilote de ligne puis contrôleur aérien.

Quel choc de rencontrer des chrétiens souriants, joyeux et fiers de leur foi, des attitudes si nouvelles pour la sauvage que j'étais ! 

Dans ce véritable combat de Jacob, j'ai cru prendre pour de bon le dessus le jour où j'ai intégré l'École nationale de l'aviation civile (Énac), à Toulouse. La formation étant rémunérée, les étudiants s'engagent à travailler 10 ans dans la fonction publique. Je pensais donc avoir gagné la partie n'imaginant pas, à l'époque, qu'on pouvait conjuguer présence au monde et consécration au Christ. Mais le prix à payer de cette apparente victoire était une grande tristesse et solitude. Je m'étiolais. L'été 1999, sur les conseils d'un ami, j'ai atterri à Paray-le-Monial en plein forum des jeunes de la communauté de l'Emmanuel. Quel choc de rencontrer des chrétiens souriants, joyeux et fiers de leur foi, des attitudes si nouvelles pour la sauvage que j'étais ! La source de leur joie m'a été révélée lors d'une confession : la miséricorde du Seigneur. L'expérience de celle-ci s'est traduite par un incroyable sentiment de liberté et, le lendemain même, par le don de la prière. J'ai su qu'il me fallait changer de vie. Le Christ étant Celui qui me rendait heureuse, je devais le laisser vivre en moi.

Quand on Lui ouvre une brèche, Dieu s'y engouffre volontiers, y compris là où l'on préférerait qu'il n'entre pas ! Ainsi de ma question de vocation... Le silence dans lequel je l'avais terrée a éclaté l'été suivant quand je suis retournée à Paray. Au cours d'une veillée, les consacrés ont été invités à rejoindre le podium. « Vous m'avez fait peur, j'ai cru que vous alliez monter, vous aussi ! », m'a glissé une dame assise à côté de moi.

À ma réponse un peu sèche, elle a conclu : « Oui, c'est comme moi, ce doit être trop tard. » Je n'ai plus rien dit de la soirée, mais sa réflexion m'a travaillée. Cette quadragénaire célibataire ne semblait pas heureuse et je me suis dit qu'à 20 ans, elle avait peut-être entendu aussi l'appel, mais qu'elle ne l'avait pas creusé. De retour chez moi, j'ai pris la décision d'avancer : « Seigneur, tout ce que tu veux, mais je te préviens : je ne serai pas sœur ! » J'ai répété cette prière plusieurs soirs de suite et, très vite, Dieu m'a fait comprendre qu'il savait bien mieux que moi le chemin qui ferait mon bonheur. Alors, dans les larmes, j'ai baissé les armes : « Mon Père, je m'abandonne à toi, fais de moi ce qu'il te plaira. Tu as gagné, mais en échange, donne-moi la joie. » Il a tenu parole comme jamais je n'aurais pu l'imaginer 

jeudi 27 septembre 2018

Cléricalisme et pouvoir

Le 22 août dernier, la CCBF faisait une déclaration au sujet de la pédophilie dans l’Église. Elle y dénonçait avec vigueur, à la suite du pape François, les dérives du cléricalisme et en appelait à faire confiance aux baptisés, à leur sensus fidei. La réflexion qui suit s’inscrit dans cette ligne.
 


Il me semble que le cléricalisme dénoncé par François est lié au pouvoir (le "pouvoir sacré" dit Vatican II) que l'on a attribué à certains hommes (les clercs) au nom de l'Évangile. Et tant qu'on ne remettra pas en cause ce pouvoir, le cléricalisme demeurera.
La difficulté fondamentale est que ceux qui détiennent ce pouvoir (clérical) sont ceux qui devraient le dénoncer, alors que leur être comme leur existence sont construits dessus. Comment scier la branche sur laquelle on est assis ? Le drame de François lui-même n'est-il pas que c'est au nom de son pouvoir qu'il dénonce ce pouvoir, ce qui est encore du cléricalisme !
En fait c'est vraiment le peuple des baptisés qui, seul, est en droit, et en obligation, de le dénoncer. Mais en a t-il réellement le pouvoir et comment ? puisque immédiatement les clercs (évêques, prêtres et diacres) en poste risquent de réagir et de crier au délit, à la désobéissance ou au sacrilège, à moins qu'ils ne parlent d'incompétence théologique ou de méconnaissance de l'histoire de l'Église...
Selon moi, on ne peut pas lutter contre le cléricalisme sans contester le sacerdoce ministériel, cette aptitude quasiment divine donnée à quelques hommes de pouvoir parler au nom de Dieu, agir au nom de Dieu, pardonner au nom de Dieu, consacrer au nom de Dieu, condamner au nom de Dieu !
Nous sommes tous membres d'un peuple, à égalité de dignité et de responsabilité. Nous pouvons avoir des fonctions différentes mais nous n'avons pas des êtres différents (un être "prêtre" et un être "laïc" !) : nous sommes tous baptisés dans le même Esprit, et si sacerdoce il y a, il n'y en a qu'un, notre sacerdoce commun.
Or l'Église a créé un sacerdoce ministériel transmis par une ordination qui confère un caractère décrété ineffaçable, comme le baptême : "Tu es prêtre pour l'éternité." Ceci est pour moi une erreur à la racine, radicale.
Qu'il y ait besoin de ministres, de gens – hommes et femmes bien sûr – assumant des fonctions dans le peuple de Dieu, c'est évident, mais ce ne peuvent être que des fonctions temporaires de service, de fonctionnement, sans aucun pouvoir spécifique "sacramentel".
Ce pouvoir "sacramentel" donné à des hommes –  et seulement à des hommes ! – pour traduire l'action de Dieu est, me semble-t-il, la racine même du cléricalisme : on en fait des êtres humains différents, revêtus de pouvoirs exceptionnels et réservés, et dès lors la dérive n'est pas loin pour que toutes leurs actions (même non "sacramentelles"  deviennent auréolées, inattaquables... Tant qu'on ne voudra pas le reconnaître, on risque de n'apporter que des remèdes passagers et superficiels.
Bien sûr, j'en suis certain, bon nombre de prêtres n'ont jamais voulu profiter de ce statut pour dominer, ou abuser des chrétiens jeunes ou moins jeunes, pour gérer les finances qui leur étaient confiées ou pour briguer des postes de puissance ou de domination.
Il n'en reste pas moins que ce statut de prêtre, à part, allant même jusqu'à être configuré au Christ, avec tous les pouvoirs qui y sont attachés, crée un type de relation de dépendance, de soumission, de la part de ceux qui vivent dans l'environnement ou sous la coupe de ce pouvoir. Il suffit de voir comment, même dans des communautés apparemment "éclairées", le rôle du prêtre reste absolument central et déterminant. "Monsieur le curé a dit... monsieur le curé veut que... monsieur le curé ne pense pas que... qu'en pense monsieur le curé ?..."
Nous n'avons vraiment qu'une chose à faire, en ce temps de tempête pour l'Église, et comme nous y invite François, c'est de lutter de toutes nos forces contre le cléricalisme et pour une vraie responsabilité de tous les chrétiens. "Dire non aux abus, c’est dire non, de façon catégorique, à toute forme de cléricalisme." (Lettre du pape François au peuple de Dieu", 20 août 2018)
Et permettez-moi de le redire en poussant la logique jusqu'au bout : lutter contre le cléricalisme, n'est-ce pas avoir l'audace et le courage de dire non à la source même du cléricalisme, le sacerdoce ministériel, quelles que soient toutes les raisons historiques ou théologiques que l'on puisse en donner ?
Un seul sacerdoce, celui de tout le peuple des baptisés. Rêve ou utopie créatrice ? C'est en tout cas ma conviction profonde et, pour moi, le seul vrai moyen d'échapper au cléricalisme qui engendre tant d'abus, non seulement au niveau de la sexualité mais aussi au niveau de l'argent et du pouvoir.
Et si cette intuition s'avérait juste, comment vivre une telle révolution théologique et culturelle sans tout détruire ? Comment permettre à chacun, prêtre ou laïc d'aujourd'hui, de se reconstruire avec les autres, en Église, dans sa conscience de disciple du Christ appelé à être témoin de Bonne Nouvelle pour notre monde si chahuté et si nouveau ?
Cherchons et inventons ensemble ! .À l'écoute de l'Esprit, bien sûr !
 

Jean-Luc Lecat-Deschamps - 29/08/18
cf http://baptises.fr/content/clericalisme-pouvoir

samedi 22 septembre 2018

« Comment peut-on être chrétien au XXIe siècle ? »

« Comment peut-on être chrétien au XXIe siècle ? ». Évidemment, si on se pose ce genre de question, c’est parce qu’on a derrière la tête que cela n’est pas possible. Mon travail, c’est d’essayer de vous convaincre que c’est possible !

Il y a une première condition, c’est d’accepter la réalité dans laquelle on se trouve. On peut toujours rêver d’un autre monde, d’autres personnes, d’autres conditions dans lesquelles il serait soi-disant possible d’annoncer l’Évangile, mais qui ne sont pas les nôtres. Le Seigneur nous met dans la situation qui est la nôtre, pas dans une autre. Et donc pour répondre à la question de savoir si on peut être chrétien dans notre siècle, il faut commencer par accepter d’être dans notre siècle. Et je dirais même plus, il faut aimer notre siècle. Quand vous lisez les Évangiles, d’un bout à l’autre, il n’y a jamais, de la part du Christ, une parole de condamnation ou de rejet à l’égard de ceux qui l’entourent. Cette attitude du Christ est résumée dans une phrase de l’Évangile de saint Jean : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a envoyé son Fils pour se réconcilier le monde, il n’est pas venu dans le monde pour le condamner mais pour le réconcilier avec Dieu » (Jn 3, 16-17).
Cette attitude fondamentale est, premièrement, d’accepter le temps et le monde dans lequel nous vivons, et, deuxièmement, d’aimer le temps et le monde dans lequel nous vivons.
Quand je dis cela, je me rends bien compte que, pour un certain nombre d’entre nous, à certains moments de leur vie, c’est difficile à entendre parce qu’ils sont toujours un peu habités par une sorte de nostalgie de l’âge d’or. Et comme chacun sait, l’âge d’or, c’est toujours derrière ! Jamais devant !

Donc l’âge d’or, c’était quoi ? C’était quoi l’âge d’or que vous avez connu pour les plus anciens d’entre vous ? C’était une période durant laquelle les gens n’avaient pas la vie très facile, on peut dire tout ce que l’on voudra… Je parlais, ces temps-ci, d’une période qui remonte à une soixantaine d’années, avec des amis. Dans le village de campagne dont nous parlions, il n’y avait qu’un seul téléphone pour le village. Des moyens de vie assez rudimentaires, tout cela a beaucoup changé. Mais on peut dire quand même, dans cette période-là, c’était l’âge d’or du christianisme parce qu’il y avait un soutien social et collectif aux habitudes chrétiennes. La messe du dimanche au village, c’était tout le monde, sauf quelques unités anti-chrétiennes déclarées, mais tous les autres y allaient. Mais on sait bien que dans ce mouvement collectif, dans ce soutien collectif aux mœurs chrétiennes, la part de décision personnelle était très faible. On vivait beaucoup sur l’entraînement de tous, quelquefois un peu aussi sur la crainte du jugement des autres. Et on y allait parce qu’il fallait y aller.

C’est vrai qu’aujourd’hui, ce consensus apparent a disparu de notre société, on n’est plus chrétien comme tout le monde, on est chrétien par choix. Le pape Benoît XVI, il y a quelques années, avait publié un livre d’entretien intitulé Lumière du monde [1]. Le journaliste qui l’interrogeait lui posait cette question, justement, et il disait : « nous sommes en train de passer d’un christianisme sociologique à un christianisme de choix » – il pensait surtout en l’occurrence à la Bavière dont il était originaire et qu’il avait connue dans sa jeunesse, mais c’était un peu la même chose en France.
Le christianisme sociologique, cela veut dire un christianisme où il n’y a pas d’élément de décision personnelle très fort. Le christianisme de choix, au contraire, c’est un christianisme qui repose sur la liberté personnelle, sur le choix que nous sommes amenés à faire pour être chrétien.

On a pu imaginer, et c’est peut-être ce que beaucoup continuent de penser en parlant d’un âge d’or, qu’il y a eu une période où l’on naissait chrétien. On ne naît jamais chrétien, on le devient toujours par une décision qui s’exprime à travers le baptême. C’est cette décision qui est le fondement de la vie chrétienne. Cette étrangeté de l’expérience chrétienne, ce n’est, non seulement, plus l’expérience de tous mais c’est une expérience qui devient difficile à comprendre pour un certain nombre de nos contemporains.
C’est donc dans ce siècle, dans cette réalité, que nous sommes appelés à reconnaître et à aimer, que nous devons nous poser la question de comment on peut devenir chrétien.

J’ai apporté avec moi la première exhortation apostolique du pape François de 2013 qui s’appelle La joie de l’Évangile qui traite de thèmes correspondant à ce que je vous dis. Il commençait cette exhortation de la façon suivante :
« Le grand risque du monde d’aujourd’hui, avec son offre de consommation multiple et écrasante, est une tristesse individualiste qui vient du cœur bien installé et avare, de la recherche malade de plaisirs superficiels, de la conscience isolée. Quand la vie intérieure se ferme sur ses propres intérêts, il n’y a plus de place pour les autres, les pauvres n’entrent plus, on n’écoute plus la voix de Dieu, on ne jouit plus de la douce joie de son amour, l’enthousiasme de faire le bien ne palpite plus. Même les croyants courent ce risque, certain et permanent. Beaucoup y succombent et se transforment en personnes vexées, mécontentes, sans vie. Ce n’est pas le choix d’une vie digne et pleine, ce n’est pas le désir de Dieu pour nous, ce n’est pas la vie dans l’Esprit qui jaillit du cœur du Christ ressuscité. »
(§ 1).

Voilà, c’est la réalité dans laquelle nous sommes invités à annoncer l’Évangile et cette réalité n’est pas facile à accepter, à reconnaître et encore moins facile à aimer. C’est comme ça que nous sommes invités à nous poser la question :
comment susciter, fortifier et faire grandir, la décision d’être chrétien ? On part toujours d’un point de départ faible, comment peut-on grandir ? Comment peut-on développer le choix initial ?

Nous savons bien que la décision s’exprime à travers le sacrement du baptême, mais on sait bien que le sacrement du baptême est un moment qui doit s’étendre tout au long de la vie. Si on le laisse dépérir, il n’y a plus rien.
Comment pouvons-nous affermir cette décision d’essayer de vivre en disciple du Christ et relever les défis de notre temps ? Quels sont les défis de notre temps ?
On peut en énumérer un certain nombre.

Le primat de l’individu sur le collectif. On vit de plus en plus dans une société où chaque personne est isolée des autres, où les solidarités naturelles s’affaiblissent ou se dissolvent, et où on a le sentiment que l’on est finalement seul à faire face à toutes les difficultés de la vie.
Le primat de la possession des biens sur l’être des personnes.
Combien de gens détruisent leur vie, ou la vie de leurs proches, simplement pour accroître une possession de biens, pour avoir plus ? Pour avoir plus d’argent, plus de propriété, plus de sécurité. Ils sacrifient, par cette soif de possession, toutes les richesses humaines qu’ils ont en eux et que leurs proches ont en eux.

Le primat de l’apparence sur la réalité.
On est dans un monde médiatique qui fonctionne sur l’exhibition de la réalité. Nous ne nous en rendons même pas compte mais, pour un pourcentage important de choses, nous ne connaissons la réalité qu’à travers une représentation médiatisée. Et finalement, on entre dans une espèce de déni de la réalité. L’événement réel est moins important que l’image que l’on en donne. Et si l’image est fausse, cela n’a aucune importance : personne ne corrigera. Il y a un pouvoir d’imprimer une apparence qui transforme notre perception du monde, des autres, et qui aliène notre liberté.

Le primat de la puissance sur la pauvreté.
Je sais bien que, dans notre société, il y a beaucoup de gens qui sont dans des situations difficiles, quelquefois de misère. Mais globalement, nous vivons dans une société opulente, une société puissante, tellement puissante qu’elle ne comprend pas qu’il puisse y avoir des accidents. Si on est tellement puissant, comment cela se fait-il que l’on n’empêche pas les accidents ? Comment cela se fait-il que l’on n’empêche pas la foudre de tomber ? Comment cela se fait-il que l’on n’empêche pas les inondations ? Nous sommes dans une logique de puissance, mais l’être humain n’est pas un superman, il n’est pas un héros surpuissant. Et à côté de nous, les deux tiers du monde vivent dans la pauvreté, voire dans la misère. C’est un défi de notre temps. Comment allons-nous répondre à ce défi ?
Est-ce que nous allons continuer à faire semblant de croire, comme on le fait jusqu’à présent, que les pays développés du monde vont pouvoir protéger leurs biens à tout prix contre des millions et des millions d’hommes et de femmes qui n’ont rien à manger ? Vous voyez bien qu’on est dans le cinéma médiatique ! On vous fait des informations pour vous attendrir sur telle ou telle situation un peu critique, comme en ce moment avec l’Aquarius, mais en même temps, on vous donne à penser que tous les malheurs qui peuvent arriver viennent de ces pays d’où sortent ceux qui sont sur l’Aquarius  ! Donc, on veut vous dire : « Vous n’êtes pas bien car vous ne les recevez pas », mais on vous dit en même temps : « Si vous les recevez, ils vont prendre votre gamelle ». Il faut savoir ce que l’on veut ! On a une sorte de cliché selon lequel nous avons – par prédestination ? – atteint un niveau de vie, de confort, de sécurité et que les autres n’y ont pas droit. Si les autres y ont droit, il va bien falloir qu’on le prenne quelque part : c’est ça notre siècle. Les petites crises migratoires que l’on a évoquées ne sont rien à côté de ce qui va se passer dans les cinquante années qui viennent.

Alors les chrétiens, là-dedans, que font-ils ? Ils continent à dire : « on est des frères universels, on est pour l’amour du prochain, etc. » mais ceux qui viennent d’ailleurs, ce sont des truands ? Ils vont remplacer le christianisme par des religions païennes : la théorie du remplacement. Si on peut remplacer le christianisme, c’est à la condition que le christianisme n’est pas capable de se tenir lui-même !
Tout cela met en question, non seulement le témoignage de chaque chrétien, mais le témoignage de l’Église tout entière, et chacun en porte sa part. Comment éclairer ce témoignage ? Je vais vous lire un passage de l’exhortation du Pape : « Nous évangélisons aussi quand nous cherchons à affronter les différents défis qui peuvent se présenter. » J’ai évoqué ces défis. « Parfois, ils se manifestent dans des attaques authentiques contre la liberté religieuse ou dans de nouvelles situations de persécutions des chrétiens qui, dans certains pays, ont atteint des niveaux alarmants de haine et de violence. Dans de nombreux endroits, il s’agit plutôt d’une indifférence relativiste diffuse, liée à la déception et à la crise des idéologies se présentant comme une réaction contre tout ce qui apparaît totalitaire. Cela ne porte pas préjudice seulement à l’Église, mais aussi à la vie sociale en général. Nous reconnaissons qu’une culture, où chacun veut être porteur de sa propre vérité subjective, rend difficile aux citoyens d’avoir l’envie de participer à un projet commun qui aille au-delà des intérêts et des désirs personnels. Dans la culture dominante, la première place est occupée par ce qui est extérieur, immédiat, visible, rapide, superficiel, provisoire. Le réel laisse la place à l’apparence. En de nombreux pays, la mondialisation a provoqué une détérioration accélérée des racines culturelles, avec l’invasion de tendances appartenant à d’autres cultures, économiquement développées mais éthiquement affaiblies. » (§§ 61 et 62).

Comment va-t-on relever ces défis ? Comment va-t-on réussir à porter témoignage à l’Évangile ? Je voudrais simplement relever quatre points.

Le premier point concerne la foi. Croire, c’est croire à ce que l’on ne voit pas. Si l’on est dans une culture complètement construite et façonnée par l’apparence, cela veut dire que ce qui n’apparaît pas n’existe pas.
Être chrétien, ce n’est pas être membre d’un club, ou d’une association de bienfaisance, c’est croire à la personne de Jésus de Nazareth mort et ressuscité, que nous n’avons jamais vu, que nous ne verrons jamais, et auquel cependant nous croyons. Cela veut dire que dans la réalité de l’acte de foi, il n’y a pas simplement un processus interne que chacun pourrait élaborer : il y a un choix. Mais ce choix n’est pas seulement « mon choix », c’est d’abord le choix de Dieu. C’est Dieu qui nous choisit, ce n’est pas l’inverse. Ce n’est pas nous qui décidons quel Dieu on va servir. C’est Dieu qui nous choisit et nous voyons bien à travers toute la révélation biblique que cette élection par Dieu d’un peuple, le choix qu’il fait de ce peuple en Israël, puis la décision d’ouvrir l’Alliance à tous les hommes, donne le fondement de l’acte de foi. Le fondement de l’acte de foi, ce n’est pas : qu’est-ce que moi je crois, qu’est-ce que moi je pense, quelle est mon opinion. C’est, est-ce que Dieu choisit l’humanité ? Et dans cette humanité que Dieu choisit, est-ce qu’il me choisit, moi ? Est-ce qu’il m’invite ? Est-ce qu’il m’appelle ? Est-ce qu’il me rejoint ? Et moi, si je crois, c’est parce que j’essaie de répondre à ce choix de Dieu. C’est une décision qui est portée par Dieu. Ce n’est pas une décision qui est seulement une sorte de jeu personnel que l’on mènerait parce que l’on a envie d’être chrétien plutôt que de ne pas l’être. C’est lui qui nous choisit, c’est lui qui nous appelle et c’est lui qui nous donne le moyen de lui répondre. Si nous n’avons pas la conviction de cette réalité de la présence et de l’action de Dieu dans le monde en général, et dans notre vie en particulier, ce n’est pas la peine de se poser la question du témoignage chrétien au XXIe siècle. Il n’y a de témoignage chrétien que s’il y a des chrétiens qui croient en Dieu. Et nous voyons bien dans notre vie personnelle, chacun pour soi, dans ses débats intérieurs, dans les discussions qu’il développe à l’intérieur de lui-même, que cette décision de croire en Dieu, elle n’est pas une décision simple, ni acquise pour toujours. C’est une décision qui est toujours à renouveler. Et si on se pose la question de notre relation à notre environnement, il suffit de nous demander simplement à quel moment, à quelle occasion, et même avec des gens très proches, il nous arrive d’évoquer la personne de Dieu, de prononcer le mot Dieu, de prononcer le mot Jésus-Christ ? Nous prétendons être en communion avec une personne, témoigner de cette personne, sans jamais oser la nommer, sans jamais dire qu’elle existe, pour moi ! Ce n’est pas forcément pour les autres, mais si, déjà, je ne peux pas dire qu’elle existe pour moi, ce sera très difficile de comprendre qu’elle puisse exister pour les autres. Est-ce que vraiment je crois que Jésus est le fils de Dieu ? Est-ce que vraiment je crois qu’il est venu dans le monde, qu’il a envoyé son Esprit, qu’il rassemble son Église, pour annoncer le Salut de la part de Dieu.

Premier élément de cette tentative pour relever les défis de notre siècle : croire bien que l’on ne voit pas, croire à la personne du Christ bien que nous n’ayons jamais vu et que nous ne le verrons jamais. Croire qu’il est vivant dans son Église, par le don de son Esprit, et croire qu’il est présent dans notre vie par ce même Esprit et par sa Parole. Cela repose toute la question, pour chacun, de la réalité d’abord, et de la qualité ensuite, de notre vie de prière. On ne peut pas croire à quelqu’un à qui on ne parle jamais. On ne peut pas croire à quelqu’un à qui on ne s’adresse pas. On ne peut pas croire à quelqu’un que l’on n’écoute pas. Croire au Christ que l’on ne voit pas, cela veut dire passer du temps avec lui, même si c’est un temps bref. Cela veut dire se mettre dans la situation de l’entendre et de lui parler.

Le deuxième point concerne l’espérance. Jusqu’où va notre espérance ? Qu’est-ce que l’on attend de l’avenir, qu’espère-t-on de l’avenir ? Que voudrait-on de l’avenir ? L’Écriture nous dit de ne pas vivre comme ceux qui n’ont pas d’espérance (1 Th 4, 13). Cela veut dire ne pas vivre comme ceux qui pensent que tout s’arrête avec cette vie.
Quelle est notre espérance de la vie éternelle ? Je crains qu’en visitant les cimetières, on se rende compte qu’elle ne va pas très loin notre espérance en la vie éternelle ! On a plus de dévotions pour les restes physiques que l’on en a pour la personne qui est en Dieu. Nous sommes comme des gens qui ne croient pas à autre chose, à un autre monde, et qui ne voient que ce monde.
Si notre espérance se borne à ce monde, nous ne pouvons rien lui apporter car nous ne pouvons pas concurrencer les moyens de ce monde. Nous devrons accepter d’entrer dans la logique des arrangements, de la conquête du pouvoir, ou de l’enrichissement pour assurer notre avenir !

Maintenant que je vieillis, sérieusement, je commence à entrer dans la zone grise, je suis très étonné, très stupéfait, de voir comment des gens de mon âge voient augmenter leur inquiétude pour l’avenir, à mesure que leur avenir se rétrécit ! Quelqu’un qui a 20 ans ou 25 ans et qui s’inquiète de son avenir, je comprends : il a 50 ans devant lui, il faut qu’il se préoccupe de ce qui va se passer ! Mais quelqu’un qui a 5 ou 10 ans devant lui, qu’est-ce qui peut bien l’inquiéter ? « De quoi vous inquiétez-vous ? Regardez les oiseaux du ciel et les lys des champs. » (Mt 6, 26) De quoi nous inquiétons-nous ? C’est ça la question de notre espérance. Ou la question de notre manque d’espérance : nous nous inquiétons de ce que nous allons devenir. Ce que l’on va devenir, on le sait, on n’a pas besoin de s’en inquiéter. C’est biologiquement écrit, donc la question n’est pas là ! Comment s’appuie-t-on vraiment sur l’amour agissant de Dieu, sur la certitude qu’il n’abandonne pas ceux qu’il aime ? Et je crois que c’est un témoignage très fort dans notre monde.
Ce n’est pas toujours un témoignage personnel, individuel. Je pense à ces années passées, quand j’étais encore archevêque de Paris, où nous avons traversé les traumatismes des premiers attentats de masse en 2015. J’ai dit ce que je pensais, ce que j’espérais, ce que je croyais. Plusieurs personnalités m’ont dit : « vous savez, on a été impressionné par le fait que vous n’augmentiez pas la panique, mais, au contraire, que vous avez travaillé pour calmer l’inquiétude ». Quand le ministre m’a invité, toutes affaires cessantes, pour la protection des lieux, je lui ai dit : « Écoutez, vous faites ce que vous voulez, c’est votre responsabilité, moi je ne vous demande rien. Qu’est-ce que vous voulez que l’on vous demande ? Je sais qu’on ne peut pas empêcher les choses, et je ne vais pas vous faire un procès public parce qu’il manquera un agent de police au coin du parvis de la cathédrale. Ce n’est pas comme cela que cela se passe. » Et ça l’a beaucoup impressionné parce qu’il croyait que j’allais lui demander de bloquer toute la circulation, etc. Je crois que c’est dans ces moments-là qu’on a la possibilité de donner un témoignage.
Il y a eu l’assassinat du père Hamel, la réaction des gens qui étaient présents, qui ont vu, qui ont assisté, a été un témoignage très fort. Ils n’ont rien dit d’extraordinaire, ils n’ont rien fait d’extraordinaire, ils ont simplement réagi avec leur foi, avec leur espérance, et je crois que cela a marqué. Beaucoup de gens ont été impressionné par cette capacité de faire face. Ce n’est déjà pas si mal si on aide les gens à faire face, si on est capable de faire face nous-mêmes, et si on est capable de les aider à faire face. Cela veut dire que nous croyons qu’il y a une victoire quelque part, et que cette victoire n’est pas la victoire du mal. Si nous sommes convaincus de cela, on peut avoir des défaites, on peut avoir des blessures, on peut avoir des choses monstrueuses. Mais c’est un match dont on connaît le résultat : il n’y a pas d’incertitude.
Il ne faut pas que nous nous conduisions comme des gens qui vivent dans l’incertitude. Nous savons où nous allons. Nous savons ce que nous devenons, et nous savons que nous pouvons avoir à souffrir sur le chemin, mais nous savons que nous ne pouvons pas être submergés. Ça, c’est un témoignage.

Le troisième point sur lequel je voudrais insister, c’est la question de la charité. Pas simplement de la charité de sentiment, mais de la charité concrète. Je voudrais prendre trois exemples.
Le premier qui est tout à fait de circonstance, ici et aujourd’hui, est la charité dans les familles. Nous savons que la force de la fidélité familiale ne repose pas sur l’intensité des sentiments mais repose sur la vigueur de la charité. C’est l’amour de Dieu agissant en nous qui nous rend capables de nous aimer les uns les autres, et en particulier pour les époux de s’aimer les uns les autres, et pour les enfants et les parents de s’aimer les uns les autres. C’est un témoignage considérable dans une société qui ne connaît pas d’autre amour que l’affectivité individuelle. Charité dans la communauté chrétienne : chaque communauté chrétienne, chaque paroisse, est un petit microcosme de la société dans laquelle elle vit. C’est un espace réduit d’une ville, d’une société. Évidemment, la manière dont les membres de la communauté chrétienne vivent les uns avec les autres, la manière dont ils se traitent les uns les autres, la manière dont ils se regardent, la manière dont ils se viennent en aide les uns aux autres, devient un signe, non pas qu’ils sont meilleurs que les autres, ou qu’ils sont plus forts que les autres, mais un signe que la vie en société peut être d’une autre nature qu’une vie de concurrence, de suspicion et de violence.
Enfin, le dernier point d’application sur la charité, c’est évidemment nos relations actives avec les pauvres, réels. Pas les pauvres de cinéma que nous fournissent les informations télévisés, mais les pauvres réels qui sont à côté de nous, qui ne sont pas forcément très télégéniques, qui n’ont pas forcément tous les badges corrects mais qui ont besoin de nous.

Donc sur ces trois points : l’amour familial vécu, l’amour communautaire vécu et l’amour du pauvre vécu, nous sommes appelés à donner un signe très fort pour notre société. Quand les gens souffrent de ce que leurs familles se disloquent, s’attaquent les uns les autres dans des conflits idéologiques, quand les pauvres sont abandonnés, voir que des hommes et des femmes qui retroussent leurs manches pour faire quelque chose, c’est un signe très important.
Et, en conclusion, le dernier signe, le témoignage que nous pouvons donner en ce monde, c’est le témoignage de la joie chrétienne. C’est très étrange de voir comment la société du spectacle organise la fête, mais elle ne produit pas la joie. Elle peut produire une excitation d’un moment, elle peut produire un enthousiasme d’un moment, mais cela ne dure pas. Parce que pour que la fête produise la joie, il faut qu’elle construise des relations. Et donc, il faut qu’elle s’appuie sur une reconnaissance mutuelle, un service mutuel. Si les chrétiens essaient de vivre de l’Évangile, ils peuvent donner autour d’eux un signe de la joie de croire.

+André cardinal Vingt-Trois, archevêque émérite de Paris
Mercredi 15 août 2018 - Parc de la maison d’accueil de Marigny à l’Île-Bouchard (37220)