samedi 1 décembre 2018

Instrumentalisation de l'homme par la politique, par l'économie, par la science

Le troisième grand défi du XXI° siècle concerne la personne humaine elle-même.  Emmanuel Mounier expliquait bien que celle-ci courait un risque permanent : celui d'être instrumentalisée.  La personne humaine ramenée au rang de pur instrument, l'homme pris comme moyen et non plus comme fin : telle est bien la barbarie, l'antihumanisme qu'il nous faut inlassablement combattre.  Or, dans l'Histoire, à mesure que les sociétés humaines se transforment, cette instrumentalisation change de visage, et même de nature. 
De plus en plus, elle cible l'homme au plus intime de son identité.  Nous approchons du moment où cet acide pourra dissoudre la personne dans sa définition même.  Alerte : Frankenstein est parmi nous, désormais sans masque et de l'argent plein les poches !
Cette menace, cette violence, Il nous faut apprendre à les identifier.
Pour simplifier, disons qu'il y a trois formes d'instrumentalisation de la personne humaine: par la politique, par l'économie, par la science.  Elles se sont historiquement succédé, parfois en s'additionnant.  L'instrumentalisation de l'homme par la politique ou l'idéologie, ce fut le drame principal du XX° siècle.  Des hommes transformés en chair à canon lors des grandes tueries de 14-18, ravalés au rang de « matériau » militaire, ou bien encore niés comme individus libres et dignes par les grandes idéologies totalitaires : peu de siècles auront humilié la personne humaine comme celui-là.  Lénine puis Staline répétaient que la « Grande Révolution » devait en finir avec l'individualisme petit-bourgeois. « Le temps du bonheur individuel est fini », proclamait Hitler de son côté.  L'homme n'était plus qu'un atome négligeable du grand « tout », le serviteur taillable et corvéable d'un grand dessein collectif.

Mais ce même homme, l'économie l'instrumentalise d'une autre façon.  Il n'est plus dès lors qu'un agent de production, une force de travail, l'ingrédient anonyme et contingent d'un  « processus ». Il est ce prolétaire que la révolution industrielle coupe de ses anciennes appartenances, ou racines ; il est cet immigré de l'intérieur, livré à la fournaise des grandes cités. 
L’instrumentalisation économique de la personne humaine
Toute une partie du XX° siècle peut s'analyser comme un effort permanent pour résister à cette possible instrumentalisation
économique de la personne humaine : les luttes sociales, les droits reconnus aux plus faibles, l'élaboration d'un droit du travail, le renforcement de la solidarité collective et l'édification de l'État-providence.  Du Sillon de Marc Sangnier - au début du XX° siècle - aux mouvements associatifs de l'après-guerre (JEC, JOC, CFTC, etc.), en passant par les groupes personnalistes, les chrétiens se sont souvent retrouvés dans les tranchées de cette résistance à l'instrumentalisation de l'homme par l'économie.  Ils doivent y rester.  Les grands bouleversements contemporains, dans un contexte de globalisation économique, peuvent être facteurs de progrès, mais ils peuvent aussi entraîner des régressions sur ce chapitre de la personne.
 

Et puis le XXI° siècle voit apparaître - ou se renforcer - les risques d'une instrumentalisation de l'homme par la science.  Avec les nouveaux et prodigieux moyens dont elle se dote - via, par exemple, la génétique ou les neurosciences -, la science du vivant est désormais capable d'intervenir sur l'homme lui-même.  Cela ne s'était jamais produit dans toute notre histoire. 
Des « mystères » immémoriaux, comme celui de la procréation ou de l'identité humaine, sont aujourd'hui contrôlables et manipulables par la science.  Elle a largement percé le secret de la vie.  De la même façon, elle s'est donné les moyens d'intervenir sur les différentes composantes du corps humain, comme on le ferait avec un jeu de Meccano. 
D'où l'émergence étourdissante d'une infinité de questions éthiques - clonage, procréation assistée, greffes, appareillage du corps, etc. - qu'on a de plus en plus de mal à trancher, et même tout simplement à poser, tellement il n'est pas « politiquement correct » de le faire.  Ce qui fait problème, en effet, c'est désormais la définition même de l'humanité de l'homme.
Les questions essentielles - et gigantesques ! - qui traversent ces débats sont celles-ci : où fixer la limite ? Comment définir avec précision l'espèce humaine ? Qu'est-ce qui distingue  « l'humain » de l'animalité, de la machine, de la chose ? Qu'est-ce qui empêche de réduire un homme à la simple addition de ses organes?

Dans ce contexte, le risque qui surgit, c'est de voir l'homme transformé en simple « instrument » ou « matériau » par la science.  Cette troisième instrumentalisation de l'homme, c'est aussi, convenons-en, un formidable défi.  Elle est d'autant plus redoutable qu'elle peut non pas se substituer aux deux précédentes, mais s'ajouter à elles.  Pire : faire système avec elles.  Autrement dit, les menaces pesant sur la personne peuvent se multiplier sans jamais être repérées autrement que comme inéluctables et bénéfiques.  C'est d'ailleurs ce qui se passe de manière caricaturale - mais parlante - dans quelques cas extrêmes. Lorsque certains régimes totalitaires organisent en sous-main le trafic d'organes humains, ils cumulent de façon saisissante les trois instrumentalisations de l'être humain : par l'idéologie, par l'économie, par la science.

La vigilance sur ces trois « fronts » est donc plus que jamais nécessaire.  Mais elle doit être réfléchie, et fondée en dernier ressort sur un sens irréductible de la dignité de l'homme. ( Cela ne doit pas conduire à une sorte de fondamentalisme hostile à tout progrès).  Il faut savoir que l'homme doit et peut volontairement abandonner à la société une partie de la souveraineté qu'il exerce sur lui-même.  Il est un être social par définition, et non un individu dans sa tour d’ivoire.  En tant que citoyen, il aliène une partie de sa liberté au profit d'une communauté politique dont il est membre, et qu'il peut être appelé à servir.  Comme salarié, comme producteur et comme consommateur, il est bel et bien engagé dans une machinerie économique qui évalue sa « rentabilité » et son « employabilité », soupèse ses besoins, tarifie ses compétences, etc.
De la même façon les sciences de la vie (médecine, biologie, etc.) progressent en prenant l'homme comme « Objet » d'étude.  Mais ici, des précautions extrêmes s'imposent car, en l'homme, corps et âme sont intimement liés, inséparables dès qu'il y a vie.

La question est donc celle des proportions, des limites.  Dans les trois domaines précités (politique, économie, science), c'est la grande question d'aujourd'hui : définir et fixer les limites, c'est veiller sur l'homme.  Ce n'est pas, ce ne sera pas une question facile.

« Notre Foi dans ce siècle » de Michel ALBERT, Jean BOISSONNAT, Michel CAMDESSUS Ed. Arléa, 2002, p. 30 sq

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