Le 22 août dernier, la CCBF faisait une déclaration au sujet de la pédophilie dans l’Église. Elle
y dénonçait avec vigueur, à la suite du pape François, les dérives du
cléricalisme et en appelait à faire confiance aux baptisés, à leur sensus fidei. La réflexion qui suit s’inscrit dans cette ligne.
Il me semble que le cléricalisme dénoncé par François est lié au
pouvoir (le "pouvoir sacré" dit Vatican II) que l'on a attribué à
certains hommes (les clercs) au nom de l'Évangile. Et tant qu'on ne
remettra pas en cause ce pouvoir, le cléricalisme demeurera.
La difficulté fondamentale est que ceux qui détiennent ce pouvoir
(clérical) sont ceux qui devraient le dénoncer, alors que leur être
comme leur existence sont construits dessus. Comment scier la branche
sur laquelle on est assis ? Le drame de François lui-même n'est-il pas
que c'est au nom de son pouvoir qu'il dénonce ce pouvoir, ce qui est
encore du cléricalisme !
En fait c'est vraiment le peuple des baptisés qui, seul, est en droit,
et en obligation, de le dénoncer. Mais en a t-il réellement le pouvoir
et comment ? puisque immédiatement les clercs (évêques, prêtres et
diacres) en poste risquent de réagir et de crier au délit, à la
désobéissance ou au sacrilège, à moins qu'ils ne parlent d'incompétence
théologique ou de méconnaissance de l'histoire de l'Église...
Selon moi, on ne peut pas lutter contre le cléricalisme sans contester
le sacerdoce ministériel, cette aptitude quasiment divine donnée à
quelques hommes de pouvoir parler au nom de Dieu, agir au nom de Dieu,
pardonner au nom de Dieu, consacrer au nom de Dieu, condamner au nom de
Dieu !
Nous sommes tous membres d'un peuple, à égalité de dignité et de
responsabilité. Nous pouvons avoir des fonctions différentes mais nous
n'avons pas des êtres différents (un être "prêtre" et un être
"laïc" !) : nous sommes tous baptisés dans le même Esprit, et si
sacerdoce il y a, il n'y en a qu'un, notre sacerdoce commun.
Or l'Église a créé un sacerdoce ministériel transmis par une ordination
qui confère un caractère décrété ineffaçable, comme le baptême : "Tu es
prêtre pour l'éternité." Ceci est pour moi une erreur à la racine,
radicale.
Qu'il y ait besoin de ministres, de gens – hommes et femmes bien sûr –
assumant des fonctions dans le peuple de Dieu, c'est évident, mais ce ne
peuvent être que des fonctions temporaires de service, de
fonctionnement, sans aucun pouvoir spécifique "sacramentel".
Ce pouvoir "sacramentel" donné à des hommes – et seulement à des
hommes ! – pour traduire l'action de Dieu est, me semble-t-il, la racine
même du cléricalisme : on en fait des êtres humains différents, revêtus
de pouvoirs exceptionnels et réservés, et dès lors la dérive n'est pas
loin pour que toutes leurs actions (même non "sacramentelles"
deviennent auréolées, inattaquables... Tant qu'on ne voudra pas le
reconnaître, on risque de n'apporter que des remèdes passagers et
superficiels.
Bien sûr, j'en suis certain, bon nombre de prêtres n'ont jamais voulu
profiter de ce statut pour dominer, ou abuser des chrétiens jeunes ou
moins jeunes, pour gérer les finances qui leur étaient confiées ou pour
briguer des postes de puissance ou de domination.
Il n'en reste pas moins que ce statut de prêtre, à part, allant même
jusqu'à être configuré au Christ, avec tous les pouvoirs qui y sont
attachés, crée un type de relation de dépendance, de soumission, de la
part de ceux qui vivent dans l'environnement ou sous la coupe de ce
pouvoir. Il suffit de voir comment, même dans des communautés
apparemment "éclairées", le rôle du prêtre reste absolument central et
déterminant. "Monsieur le curé a dit... monsieur le curé veut que...
monsieur le curé ne pense pas que... qu'en pense monsieur le curé ?..."
Nous n'avons vraiment qu'une chose à faire, en ce temps de tempête pour
l'Église, et comme nous y invite François, c'est de lutter de toutes
nos forces contre le cléricalisme et pour une vraie responsabilité de
tous les chrétiens. "Dire non aux abus, c’est dire non, de façon
catégorique, à toute forme de cléricalisme." (Lettre du pape François au
peuple de Dieu", 20 août 2018)
Et permettez-moi de le redire en poussant la logique jusqu'au bout :
lutter contre le cléricalisme, n'est-ce pas avoir l'audace et le courage
de dire non à la source même du cléricalisme, le sacerdoce ministériel,
quelles que soient toutes les raisons historiques ou théologiques que
l'on puisse en donner ?
Un seul sacerdoce, celui de tout le peuple des baptisés. Rêve ou utopie
créatrice ? C'est en tout cas ma conviction profonde et, pour moi, le
seul vrai moyen d'échapper au cléricalisme qui engendre tant d'abus, non
seulement au niveau de la sexualité mais aussi au niveau de l'argent et
du pouvoir.
Et si cette intuition s'avérait juste, comment vivre une telle
révolution théologique et culturelle sans tout détruire ? Comment
permettre à chacun, prêtre ou laïc d'aujourd'hui, de se reconstruire
avec les autres, en Église, dans sa conscience de disciple du Christ
appelé à être témoin de Bonne Nouvelle pour notre monde si chahuté et si
nouveau ?
Cherchons et inventons ensemble ! .À l'écoute de l'Esprit, bien sûr !
Jean-Luc Lecat-Deschamps - 29/08/18
cf http://baptises.fr/content/clericalisme-pouvoir
« Comment peut-on être chrétien au XXIe siècle ? ». Évidemment, si on
se pose ce genre de question, c’est parce qu’on a derrière la tête que
cela n’est pas possible. Mon travail, c’est d’essayer de vous convaincre
que c’est possible !
Il y a une première condition, c’est d’accepter la réalité dans laquelle on se trouve.
On peut toujours rêver d’un autre monde, d’autres personnes, d’autres
conditions dans lesquelles il serait soi-disant possible d’annoncer
l’Évangile, mais qui ne sont pas les nôtres. Le Seigneur nous met dans
la situation qui est la nôtre, pas dans une autre. Et donc pour répondre
à la question de savoir si on peut être chrétien dans notre siècle, il
faut commencer par accepter d’être dans notre siècle. Et je dirais même
plus, il faut aimer notre siècle. Quand vous lisez les Évangiles, d’un
bout à l’autre, il n’y a jamais, de la part du Christ, une parole de
condamnation ou de rejet à l’égard de ceux qui l’entourent. Cette
attitude du Christ est résumée dans une phrase de l’Évangile de saint
Jean : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a envoyé son Fils pour se
réconcilier le monde, il n’est pas venu dans le monde pour le condamner
mais pour le réconcilier avec Dieu » (Jn 3, 16-17).
Cette attitude fondamentale est, premièrement, d’accepter le temps et le monde dans lequel nous vivons, et, deuxièmement, d’aimer le temps et le monde dans lequel nous vivons.
Quand je dis cela, je me rends bien compte que, pour un certain nombre d’entre nous, à certains moments de leur vie, c’est difficile à entendre parce qu’ils sont toujours un peu habités par une sorte de nostalgie de l’âge d’or. Et comme chacun sait, l’âge d’or, c’est toujours derrière ! Jamais devant !
Donc l’âge d’or, c’était quoi ? C’était quoi l’âge d’or
que vous avez connu pour les plus anciens d’entre vous ? C’était une
période durant laquelle les gens n’avaient pas la vie très facile, on
peut dire tout ce que l’on voudra… Je parlais, ces temps-ci, d’une
période qui remonte à une soixantaine d’années, avec des amis. Dans le
village de campagne dont nous parlions, il n’y avait qu’un seul
téléphone pour le village. Des moyens de vie assez rudimentaires, tout
cela a beaucoup changé. Mais on peut dire quand même, dans cette
période-là, c’était l’âge d’or du christianisme parce qu’il y avait un soutien social et collectif aux habitudes chrétiennes.
La messe du dimanche au village, c’était tout le monde, sauf quelques
unités anti-chrétiennes déclarées, mais tous les autres y allaient. Mais
on sait bien que dans ce mouvement collectif, dans ce soutien collectif aux mœurs chrétiennes, la part de décision personnelle était très faible. On vivait beaucoup sur l’entraînement de tous, quelquefois un peu aussi sur la crainte du jugement des autres. Et on y allait parce qu’il fallait y aller.
C’est vrai qu’aujourd’hui, ce consensus apparent a disparu de
notre société, on n’est plus chrétien comme tout le monde, on est
chrétien par choix. Le pape Benoît XVI, il y a quelques années, avait publié un livre d’entretien intitulé Lumière du monde [1].
Le journaliste qui l’interrogeait lui posait cette question, justement,
et il disait : « nous sommes en train de passer d’un christianisme
sociologique à un christianisme de choix » – il pensait surtout en
l’occurrence à la Bavière dont il était originaire et qu’il avait connue
dans sa jeunesse, mais c’était un peu la même chose en France.
Le
christianisme sociologique, cela veut dire un christianisme où il n’y a
pas d’élément de décision personnelle très fort. Le christianisme de
choix, au contraire, c’est un christianisme qui repose sur la liberté
personnelle, sur le choix que nous sommes amenés à faire pour être
chrétien.
On a pu imaginer, et c’est peut-être ce que beaucoup continuent de
penser en parlant d’un âge d’or, qu’il y a eu une période où l’on
naissait chrétien. On ne naît jamais chrétien, on le devient toujours par une décision qui s’exprime à travers le baptême.
C’est cette décision qui est le fondement de la vie chrétienne. Cette
étrangeté de l’expérience chrétienne, ce n’est, non seulement, plus
l’expérience de tous mais c’est une expérience qui devient difficile à
comprendre pour un certain nombre de nos contemporains.
C’est
donc dans ce siècle, dans cette réalité, que nous sommes appelés à
reconnaître et à aimer, que nous devons nous poser la question de
comment on peut devenir chrétien.
J’ai apporté avec moi la première exhortation apostolique du pape François de 2013 qui s’appelle La joie de l’Évangile
qui traite de thèmes correspondant à ce que je vous dis. Il commençait
cette exhortation de la façon suivante :
« Le grand risque du monde
d’aujourd’hui, avec son offre de consommation multiple et écrasante, est
une tristesse individualiste qui vient du cœur bien installé et avare,
de la recherche malade de plaisirs superficiels, de la conscience
isolée. Quand la vie intérieure se ferme sur ses propres intérêts, il
n’y a plus de place pour les autres, les pauvres n’entrent plus, on
n’écoute plus la voix de Dieu, on ne jouit plus de la douce joie de son
amour, l’enthousiasme de faire le bien ne palpite plus. Même les
croyants courent ce risque, certain et permanent. Beaucoup y succombent
et se transforment en personnes vexées, mécontentes, sans vie. Ce n’est
pas le choix d’une vie digne et pleine, ce n’est pas le désir de Dieu
pour nous, ce n’est pas la vie dans l’Esprit qui jaillit du cœur du
Christ ressuscité. » (§ 1).
Voilà, c’est la réalité dans laquelle nous sommes invités à annoncer
l’Évangile et cette réalité n’est pas facile à accepter, à reconnaître
et encore moins facile à aimer. C’est comme ça que nous sommes invités à
nous poser la question :
comment susciter, fortifier et faire
grandir, la décision d’être chrétien ? On part toujours d’un point de
départ faible, comment peut-on grandir ? Comment peut-on développer le
choix initial ?
Nous savons bien que la décision s’exprime à travers le sacrement du
baptême, mais on sait bien que le sacrement du baptême est un moment qui
doit s’étendre tout au long de la vie. Si on le laisse dépérir, il n’y a
plus rien.
Comment pouvons-nous affermir cette décision
d’essayer de vivre en disciple du Christ et relever les défis de notre
temps ? Quels sont les défis de notre temps ?
On peut en énumérer un certain nombre.
Le primat de l’individu sur le collectif. On vit de
plus en plus dans une société où chaque personne est isolée des autres,
où les solidarités naturelles s’affaiblissent ou se dissolvent, et où on
a le sentiment que l’on est finalement seul à faire face à toutes les
difficultés de la vie.
Le primat de la possession des biens sur l’être des personnes.
Combien de gens détruisent leur vie, ou la vie de leurs proches,
simplement pour accroître une possession de biens, pour avoir plus ?
Pour avoir plus d’argent, plus de propriété, plus de sécurité. Ils
sacrifient, par cette soif de possession, toutes les richesses humaines
qu’ils ont en eux et que leurs proches ont en eux.
Le primat de l’apparence sur la réalité.
On est dans
un monde médiatique qui fonctionne sur l’exhibition de la réalité. Nous
ne nous en rendons même pas compte mais, pour un pourcentage important
de choses, nous ne connaissons la réalité qu’à travers une
représentation médiatisée. Et finalement, on entre dans une espèce de
déni de la réalité. L’événement réel est moins important que l’image que
l’on en donne. Et si l’image est fausse, cela n’a aucune importance :
personne ne corrigera. Il y a un pouvoir d’imprimer une apparence qui
transforme notre perception du monde, des autres, et qui aliène notre
liberté.
Le primat de la puissance sur la pauvreté.
Je sais
bien que, dans notre société, il y a beaucoup de gens qui sont dans des
situations difficiles, quelquefois de misère. Mais globalement, nous
vivons dans une société opulente, une société puissante, tellement
puissante qu’elle ne comprend pas qu’il puisse y avoir des accidents. Si
on est tellement puissant, comment cela se fait-il que l’on n’empêche
pas les accidents ? Comment cela se fait-il que l’on n’empêche pas la
foudre de tomber ? Comment cela se fait-il que l’on n’empêche pas les
inondations ? Nous sommes dans une logique de puissance, mais l’être
humain n’est pas un superman, il n’est pas un héros surpuissant. Et à
côté de nous, les deux tiers du monde vivent dans la pauvreté, voire
dans la misère. C’est un défi de notre temps. Comment allons-nous
répondre à ce défi ?
Est-ce que nous allons continuer à faire semblant
de croire, comme on le fait jusqu’à présent, que les pays développés du
monde vont pouvoir protéger leurs biens à tout prix contre des millions
et des millions d’hommes et de femmes qui n’ont rien à manger ? Vous
voyez bien qu’on est dans le cinéma médiatique ! On vous fait des
informations pour vous attendrir sur telle ou telle situation un peu
critique, comme en ce moment avec l’Aquarius, mais en même temps,
on vous donne à penser que tous les malheurs qui peuvent arriver
viennent de ces pays d’où sortent ceux qui sont sur l’Aquarius !
Donc, on veut vous dire : « Vous n’êtes pas bien car vous ne les
recevez pas », mais on vous dit en même temps : « Si vous les recevez,
ils vont prendre votre gamelle ». Il faut savoir ce que l’on veut ! On a
une sorte de cliché selon lequel nous avons – par prédestination ? –
atteint un niveau de vie, de confort, de sécurité et que les autres n’y
ont pas droit. Si les autres y ont droit, il va bien falloir qu’on le
prenne quelque part : c’est ça notre siècle. Les petites crises
migratoires que l’on a évoquées ne sont rien à côté de ce qui va se
passer dans les cinquante années qui viennent.
Alors les chrétiens, là-dedans, que font-ils ? Ils continent à dire :
« on est des frères universels, on est pour l’amour du prochain, etc. »
mais ceux qui viennent d’ailleurs, ce sont des truands ? Ils vont
remplacer le christianisme par des religions païennes : la théorie du remplacement. Si on peut remplacer le christianisme, c’est à la condition que le christianisme n’est pas capable de se tenir lui-même !
Tout cela met en question, non seulement le
témoignage de chaque chrétien, mais le témoignage de l’Église tout
entière, et chacun en porte sa part. Comment éclairer ce
témoignage ? Je vais vous lire un passage de l’exhortation du Pape :
« Nous évangélisons aussi quand nous cherchons à affronter les
différents défis qui peuvent se présenter. » J’ai évoqué ces défis.
« Parfois, ils se manifestent dans des attaques authentiques contre la
liberté religieuse ou dans de nouvelles situations de persécutions des
chrétiens qui, dans certains pays, ont atteint des niveaux alarmants de
haine et de violence. Dans de nombreux endroits, il s’agit plutôt d’une
indifférence relativiste diffuse, liée à la déception et à la crise des
idéologies se présentant comme une réaction contre tout ce qui apparaît
totalitaire. Cela ne porte pas préjudice seulement à l’Église, mais
aussi à la vie sociale en général. Nous reconnaissons qu’une culture, où
chacun veut être porteur de sa propre vérité subjective, rend difficile
aux citoyens d’avoir l’envie de participer à un projet commun qui aille
au-delà des intérêts et des désirs personnels. Dans la culture
dominante, la première place est occupée par ce qui est extérieur,
immédiat, visible, rapide, superficiel, provisoire. Le réel laisse la
place à l’apparence. En de nombreux pays, la mondialisation a provoqué
une détérioration accélérée des racines culturelles, avec l’invasion de
tendances appartenant à d’autres cultures, économiquement développées
mais éthiquement affaiblies. » (§§ 61 et 62).
Comment va-t-on relever ces défis ? Comment va-t-on réussir à
porter témoignage à l’Évangile ? Je voudrais simplement relever quatre
points.
Le premier point concerne la foi. Croire,
c’est croire à ce que l’on ne voit pas. Si l’on est dans une culture
complètement construite et façonnée par l’apparence, cela veut dire que
ce qui n’apparaît pas n’existe pas.
Être chrétien, ce n’est pas
être membre d’un club, ou d’une association de bienfaisance, c’est
croire à la personne de Jésus de Nazareth mort et ressuscité, que nous
n’avons jamais vu, que nous ne verrons jamais, et auquel cependant nous
croyons. Cela veut dire que dans la réalité de l’acte de foi, il n’y a pas simplement un processus interne que chacun pourrait élaborer : il y a un choix. Mais ce choix n’est pas seulement « mon choix », c’est d’abord le choix de Dieu. C’est Dieu qui nous choisit, ce n’est pas l’inverse.
Ce n’est pas nous qui décidons quel Dieu on va servir. C’est Dieu qui
nous choisit et nous voyons bien à travers toute la révélation biblique
que cette élection par Dieu d’un peuple, le choix qu’il fait de ce
peuple en Israël, puis la décision d’ouvrir l’Alliance à tous les
hommes, donne le fondement de l’acte de foi. Le fondement de l’acte de
foi, ce n’est pas : qu’est-ce que moi je crois, qu’est-ce que moi je
pense, quelle est mon opinion. C’est, est-ce que Dieu choisit
l’humanité ? Et dans cette humanité que Dieu choisit, est-ce
qu’il me choisit, moi ? Est-ce qu’il m’invite ? Est-ce qu’il m’appelle ?
Est-ce qu’il me rejoint ? Et moi, si je crois, c’est parce que j’essaie
de répondre à ce choix de Dieu. C’est une décision qui est portée par
Dieu. Ce n’est pas une décision qui est seulement une sorte de
jeu personnel que l’on mènerait parce que l’on a envie d’être chrétien
plutôt que de ne pas l’être. C’est lui qui nous choisit, c’est lui qui
nous appelle et c’est lui qui nous donne le moyen de lui répondre. Si
nous n’avons pas la conviction de cette réalité de la présence et de
l’action de Dieu dans le monde en général, et dans notre vie en
particulier, ce n’est pas la peine de se poser la question du témoignage
chrétien au XXIe siècle. Il n’y a de témoignage chrétien que s’il y a
des chrétiens qui croient en Dieu. Et nous voyons bien
dans notre vie personnelle, chacun pour soi, dans ses débats intérieurs,
dans les discussions qu’il développe à l’intérieur de lui-même, que
cette décision de croire en Dieu, elle n’est pas une décision simple, ni
acquise pour toujours. C’est une décision qui est toujours à
renouveler. Et si on se pose la question de notre relation à
notre environnement, il suffit de nous demander simplement à quel
moment, à quelle occasion, et même avec des gens très proches, il nous
arrive d’évoquer la personne de Dieu, de prononcer le mot Dieu, de
prononcer le mot Jésus-Christ ? Nous prétendons être en
communion avec une personne, témoigner de cette personne, sans jamais
oser la nommer, sans jamais dire qu’elle existe, pour moi ! Ce
n’est pas forcément pour les autres, mais si, déjà, je ne peux pas dire
qu’elle existe pour moi, ce sera très difficile de comprendre qu’elle
puisse exister pour les autres. Est-ce que vraiment je crois que Jésus
est le fils de Dieu ? Est-ce que vraiment je crois qu’il est venu dans
le monde, qu’il a envoyé son Esprit, qu’il rassemble son Église, pour
annoncer le Salut de la part de Dieu.
Premier élément de cette tentative pour relever les défis de notre
siècle : croire bien que l’on ne voit pas, croire à la personne du
Christ bien que nous n’ayons jamais vu et que nous ne le verrons jamais.
Croire qu’il est vivant dans son Église, par le don de son Esprit, et
croire qu’il est présent dans notre vie par ce même Esprit et par sa
Parole. Cela repose toute la question, pour chacun, de la réalité
d’abord, et de la qualité ensuite, de notre vie de prière. On ne peut
pas croire à quelqu’un à qui on ne parle jamais. On ne peut pas croire à
quelqu’un à qui on ne s’adresse pas. On ne peut pas croire à quelqu’un
que l’on n’écoute pas. Croire au Christ que l’on ne voit pas, cela veut
dire passer du temps avec lui, même si c’est un temps bref. Cela veut
dire se mettre dans la situation de l’entendre et de lui parler.
Le deuxième point concerne l’espérance. Jusqu’où va notre espérance ? Qu’est-ce que l’on attend de l’avenir, qu’espère-t-on de l’avenir ?
Que voudrait-on de l’avenir ? L’Écriture nous dit de ne pas vivre comme
ceux qui n’ont pas d’espérance (1 Th 4, 13). Cela veut dire ne pas
vivre comme ceux qui pensent que tout s’arrête avec cette vie.
Quelle est notre espérance de la vie éternelle ?
Je crains qu’en visitant les cimetières, on se rende compte qu’elle ne
va pas très loin notre espérance en la vie éternelle ! On a plus de
dévotions pour les restes physiques que l’on en a pour la personne qui
est en Dieu. Nous sommes comme des gens qui ne croient pas à autre
chose, à un autre monde, et qui ne voient que ce monde.
Si notre
espérance se borne à ce monde, nous ne pouvons rien lui apporter car
nous ne pouvons pas concurrencer les moyens de ce monde. Nous
devrons accepter d’entrer dans la logique des arrangements, de la
conquête du pouvoir, ou de l’enrichissement pour assurer notre avenir !
Maintenant que je vieillis, sérieusement, je commence à entrer dans
la zone grise, je suis très étonné, très stupéfait, de voir comment des
gens de mon âge voient augmenter leur inquiétude pour l’avenir, à mesure
que leur avenir se rétrécit ! Quelqu’un qui a 20 ans ou 25 ans et qui
s’inquiète de son avenir, je comprends : il a 50 ans devant lui, il faut
qu’il se préoccupe de ce qui va se passer ! Mais quelqu’un qui a 5 ou
10 ans devant lui, qu’est-ce qui peut bien l’inquiéter ? « De quoi vous
inquiétez-vous ? Regardez les oiseaux du ciel et les lys des champs. »
(Mt 6, 26) De quoi nous inquiétons-nous ? C’est ça la question de notre
espérance. Ou la question de notre manque d’espérance : nous nous
inquiétons de ce que nous allons devenir. Ce que l’on va devenir, on le
sait, on n’a pas besoin de s’en inquiéter. C’est biologiquement écrit,
donc la question n’est pas là ! Comment s’appuie-t-on vraiment
sur l’amour agissant de Dieu, sur la certitude qu’il n’abandonne pas
ceux qu’il aime ? Et je crois que c’est un témoignage très fort dans
notre monde.
Ce n’est pas toujours un témoignage personnel, individuel. Je pense à
ces années passées, quand j’étais encore archevêque de Paris, où nous
avons traversé les traumatismes des premiers attentats de masse en 2015.
J’ai dit ce que je pensais, ce que j’espérais, ce que je croyais.
Plusieurs personnalités m’ont dit : « vous savez, on a été impressionné
par le fait que vous n’augmentiez pas la panique, mais, au contraire,
que vous avez travaillé pour calmer l’inquiétude ». Quand le ministre
m’a invité, toutes affaires cessantes, pour la protection des lieux, je
lui ai dit : « Écoutez, vous faites ce que vous voulez, c’est votre
responsabilité, moi je ne vous demande rien. Qu’est-ce que vous voulez
que l’on vous demande ? Je sais qu’on ne peut pas empêcher les choses,
et je ne vais pas vous faire un procès public parce qu’il manquera un
agent de police au coin du parvis de la cathédrale. Ce n’est pas comme
cela que cela se passe. » Et ça l’a beaucoup impressionné parce qu’il
croyait que j’allais lui demander de bloquer toute la circulation, etc.
Je crois que c’est dans ces moments-là qu’on a la possibilité de donner
un témoignage.
Il y a eu l’assassinat du père Hamel, la réaction des gens qui
étaient présents, qui ont vu, qui ont assisté, a été un témoignage très
fort. Ils n’ont rien dit d’extraordinaire, ils n’ont rien fait
d’extraordinaire, ils ont simplement réagi avec leur foi, avec leur
espérance, et je crois que cela a marqué. Beaucoup de gens ont été
impressionné par cette capacité de faire face. Ce n’est déjà pas si mal
si on aide les gens à faire face, si on est capable de faire face
nous-mêmes, et si on est capable de les aider à faire face. Cela veut
dire que nous croyons qu’il y a une victoire quelque part, et que cette victoire n’est pas la victoire du mal. Si
nous sommes convaincus de cela, on peut avoir des défaites, on peut
avoir des blessures, on peut avoir des choses monstrueuses. Mais c’est
un match dont on connaît le résultat : il n’y a pas d’incertitude.
Il
ne faut pas que nous nous conduisions comme des gens qui vivent dans
l’incertitude. Nous savons où nous allons. Nous savons ce que nous
devenons, et nous savons que nous pouvons avoir à souffrir sur le
chemin, mais nous savons que nous ne pouvons pas être submergés. Ça, c’est un témoignage.
Le troisième point sur lequel je voudrais insister, c’est la question de la charité. Pas simplement de la charité de sentiment, mais de la charité concrète. Je voudrais prendre trois exemples.
Le premier qui est tout à fait de circonstance, ici et aujourd’hui, est la charité dans les familles. Nous savons que la force de la fidélité familiale ne repose pas sur l’intensité des sentiments mais repose sur la vigueur de la charité.
C’est l’amour de Dieu agissant en nous qui nous rend capables de nous
aimer les uns les autres, et en particulier pour les époux de s’aimer
les uns les autres, et pour les enfants et les parents de s’aimer les
uns les autres. C’est un témoignage considérable dans une société qui ne connaît pas d’autre amour que l’affectivité individuelle. Charité dans la communauté chrétienne :
chaque communauté chrétienne, chaque paroisse, est un petit microcosme
de la société dans laquelle elle vit. C’est un espace réduit d’une
ville, d’une société. Évidemment, la manière dont les membres de la
communauté chrétienne vivent les uns avec les autres, la manière dont
ils se traitent les uns les autres, la manière dont ils se regardent, la
manière dont ils se viennent en aide les uns aux autres, devient un
signe, non pas qu’ils sont meilleurs que les autres, ou qu’ils sont plus
forts que les autres, mais un signe que la vie en société peut être d’une autre nature qu’une vie de concurrence, de suspicion et de violence.
Enfin, le dernier point d’application sur la charité, c’est évidemment nos relations actives avec les pauvres, réels.
Pas les pauvres de cinéma que nous fournissent les informations
télévisés, mais les pauvres réels qui sont à côté de nous, qui ne sont
pas forcément très télégéniques, qui n’ont pas forcément tous les badges
corrects mais qui ont besoin de nous.
Donc sur ces trois points : l’amour familial vécu, l’amour
communautaire vécu et l’amour du pauvre vécu, nous sommes appelés à
donner un signe très fort pour notre société. Quand les gens
souffrent de ce que leurs familles se disloquent, s’attaquent les uns
les autres dans des conflits idéologiques, quand les pauvres sont
abandonnés, voir que des hommes et des femmes qui retroussent leurs
manches pour faire quelque chose, c’est un signe très important.
Et, en conclusion, le dernier signe, le témoignage que nous pouvons donner en ce monde, c’est le témoignage de la joie chrétienne. C’est très étrange de voir comment la société du spectacle organise la fête, mais elle ne produit pas la joie.
Elle peut produire une excitation d’un moment, elle peut produire un
enthousiasme d’un moment, mais cela ne dure pas. Parce que pour que la fête produise la joie, il faut qu’elle construise des relations. Et donc,
il faut qu’elle s’appuie sur une reconnaissance mutuelle, un service
mutuel. Si les chrétiens essaient de vivre de l’Évangile, ils peuvent
donner autour d’eux un signe de la joie de croire.
+André cardinal Vingt-Trois, archevêque émérite de Paris
Mercredi 15 août 2018 - Parc de la maison d’accueil de Marigny à l’Île-Bouchard (37220)