lundi 27 août 2018

Violence à la télévision: que fait-on du "principe de précaution"?

"Il s'agit à d'un vrai et grave problème de société qui engage clairement notre avenir et notre capacité à construire un monde vivable pour nos enfants. Jusqu'à présent, aucune de nos institutions ou organismes détenant une parcelle d'autorité n'a accepté de s'en saisir au fond et de le traiter sérieusement. Il faut donc continuer à poser le problème devant l'opinion.
Je voudrais faire à propos de votre article [du Jounal La Croix] quelques remarques additionnelles.
 J'ai beaucoup apprécié la remarque de Mme Vincent-Deray qui "ne réclame pas une télévision aseptisée", mais il faut être membre du CSA pour penser qu'une société peut vivre sans un minimum d'asepsie. J'ai envie de demander à cette charmante dame si elle accepterait de se faire opérer dans un hôpital qui ne respecterait pas ces règles d'asepsie.
C'est bien évidemment faire preuve de lâcheté et d'irresponsabilité que de renvoyer sur les familles l'intégralité de la tâche de préserver les enfants de la contamination de la violence, alors qu'on sait bien que les familles les plus fragiles sont les plus exposées et seront incapables d'un tel filtrage.
Toutes proportions gardées, ce problème de la violence à la télé est tout à fait comparable à celui du tabagisme. Il a fallu la multiplication des cancers des fumeurs et le problème financier de la santé publique correspondant pour que l'Etat cesse d'être l'empoisonneur public au travers du groupe Seita et édicte une réglementation draconienne, sans doute excessive d'ailleurs et légèrement attentatoire aux libertés individuelles.
Mais en matière de violence à la télé nous sommes à des années-lumière de la législation anti-tabac. L'exemple du tabagisme est instructif car il montre que pour des raisons de santé publique on n'a pas hésité à brider assez fortement la liberté individuelle, sans déclencher de bronca monstre parmi les fumeurs. Avec la violence à la télé, c'est la santé mentale publique du pays dont il s'agit, avec les coûts croissants en matière de délinquance et de dérive éducative. Elle est justiciable des mêmes procédures limitatives que le tabagisme." (lu dans le courrier des lecteurs de LA CROIX)

La violence diffusée par les films

"Mais le plus inquiétant réside dans la violence largement diffusée par les séries et les films, parfois aussi les jeux vidéo. On assiste depuis quelques années, et c’est assez nouveau, à un déballage de violence gratuite.
Pire encore, de nombreux scénarios ont tendance à présenter cette violence sans cause et sans but, comme une véritable jouissance. On voit des gens qui prennent plaisir à frapper, violer, tuer sans raison apparente.

Pourquoi certains réalisateurs décident-ils de fabriquer ces images qui peuvent, en l’absence d’explication, apparaître tout simplement comme perverses et sadiques ? (Extraits de Jacques Arènes, « N’ayons pas peur des ados » p. 68)

La violence de certains jeux vidéos

Lorsque le « personnage » se déchaîne sur un adversaire, en réalité, C’EST MOI-MÊME qui me projette littéralement dans la violence de l’action par l’intermédiaire du logiciel de jeu et du Joystick directement adaptés des simulateurs de vol dont nous parlions précédemment.
Dans le cas présent il ne s’agit plus de simuler le survol d’un territoire ennemi mais il faut constamment jumeler ses propres pulsions de violence, de haine etc. avec la « chasse à l’homme », sachant que l’homme en question, C’EST MOI ! Autrement dit, le joueur ne joue plus, mais procède à une quantité incalculable de carnages.
Lorsque j’assène un coup-de-poing ou une autre percussion, simultanément, le joystick vibre dans mes propres mains, me donnant alors la sensation physique puis psychologique d’un véritable coup-de-poing asséné… mimétisme qui s’amplifie au fur et à mesure des parties jouées à travers des sentiments de peur ou de vengeance totalement exacerbés.
Ce jeu est interdit aux moins de 18 ans, mais ce barème est purement formel à travers les simples principes de reventes, de prêts ou de trocs pouvant toucher jusqu’aux 10-12 ans pour ne pas dire moins encore.
Benoît Domergue : « Culture Jeune et ésotérisme » p. 37

La confusion entre monde réel et virtuel

"Combien est-il dangereux de laisser seul un enfant enregistrer les images de la télévision, sans lui donner la possibilité de discuter de ce qu’il ressent ! On a vu les ravages que cause la confusion entre monde réel et virtuel. La prévention passe par la mise en mots des émotions, qui, seule, permet la prise de recul. » (Extraits de La violence et les jeunes de Jean-Marie Petitclerc, p. 81)

dimanche 26 août 2018

François Varillon: Le mystère de la Création


La création n'est pas une énigme qu'il s'agirait de faire disparaître.
Ce qui est révélé en premier lieu dans la Bible ce n'est pas le Dieu créateur mais le Dieu libérateur. Ce qui est au cœur de la Bible c'est l'exode, c'est-à-dire le mystère de la libération d'Israël et ce qui est au cœur de notre foi c'est notre accès à la liberté même de Dieu: devenir intérieurement libres comme Dieu est libre, c'est ce que nous appelons notre divinisation, nous participons à la vie même de Dieu. 


Le monde est une réalité distincte de Dieu. Le monde n'émane pas de Dieu comme le fleuve émane nécessairement de la source.

La création n'est pas une fabrication
car Dieu est amour et l'amour ne fabrique pas car une fabrication aboutit à des objets, des choses toutes faites. Dieu ne peut que ce que peut l'amour et l'amour ne fabrique pas du tout fait. L’Amour ne peut créer que des créateurs. Nous sommes des créatures mais nous sommes des créatures créatrices. Dieu n'aurait jamais fabriqué une créature qui ne serait pas créatrice.   

 L'acte créateur n'est pas un commencement chronologique. Ne disons pas Dieu a créé le monde mais Dieu crée le monde.

Quatre mots à éliminer: dégradation, vieillissement, fabrication et commencement: cela n'a rien à voir avec l'idée chrétienne de la création.

L'acte créateur n'est pas au commencement comme une chiquenaude qui lance le Monde dans l'existence. Il est au cœur de l'existence même.
La question fondamentale c'est de savoir pourquoi il y a quelque chose et non pas rien, quelle est la raison d'être de notre existence.
Dieu n'est pas une puissance qui domine, c'est une puissance éveillante. Dieu crée par l'influx de sa contagion éveillante.
L'acte créateur, bien loin d'être une production, une fabrication est l'acte par lequel Dieu s'efface pour laisser surgir des libertés qui ne sont pas lui. L’acte créateur, c'est l'acte par lequel, éternellement Dieu renonce à être tout.
Dieu créé l'homme comme la mer fait les continents, en s'en retirant. Je ne peux imaginer Dieu comme un astre qui se fabrique des satellites. Un tel Dieu je ne pourrais pas l'aimer.
« L’Univers m’embarrasse et je ne puis songer que cette horloge existe est n'ait  point  d'horloger. » (Voltaire)  Si Dieu est l'horloger qui fabrique une horloge je suis en droit de lui dire: vous êtes un très mauvais horloger, votre horloge nous sonne jamais à l'heure!
Si Dieu a créé des hommes se créant, si Dieu respecte la liberté créatrice des hommes, nous comprenons que l'homme tâtonne, que l'histoire du monde ne se passe pas sans reculs, retards. Dieu n'est pas interventionniste. Il n'intervient que rarement par le miracle.
Il y a une évolution créatrice. Il n'est pas digne du créateur de créer du tout fait.
L'enfant qui vient au monde est un être préfabriqué. Il subit certains conditionnements mais il doit devenir origine de lui-même. Dieu a créé l'homme capable de se faire libre. L'homme n'est vraiment homme que dans et par sa liberté.
   
    

vendredi 17 août 2018

Le péché, un mot qui soulève des questions

Le péché… Un mot qui, à peine prononcé, soulève immédiatement des questions, et des questions contradictoires… J’ai donc le sentiment qu’il est difficile d’en parler… Comment, en effet, vous rejoindre dans vos questions contradictoires ?
Comment rejoindre un jeune de 15-16 ans, qui ne sait pas du tout démêler ce qu’on pourrait appeler « le péché », et ce qui n’est que défaillance où la volonté intervient peu, et qui n’a jamais osé en parler à personne ?
Comment rejoindre un jeune un peu plus âgé, en faculté, qui n’oserait jamais prononcer ce mot de « péché » dans le monde étudiant, parce qu’il entend dire - et il n’est pas loin de le penser- que le péché est une notion archaïque, dangereuse et qui doit être dépassée ?
Comment vous rejoindre, vous qui avez fait depuis quelques années la découverte émerveillée de Dieu qui pardonne inlassablement le péché des hommes, car son nom est Miséricorde ?
Comment vous rejoindre, vous qui avez renoncé depuis bien des années à recevoir le sacrement du pardon, depuis que vous avez pris conscience que l’énumération d’un catalogue de péchés sonne faux : 
« Je veux bien me reconnaître pécheur, dites-vous, mai je n’arrive pas à dire quels sont mes péchés ? »
Comment vous rejoindre, vous qui êtes culpabilisés sans cesse, et qui dites :
« Qui me délivrera de cette culpabilité que je traîne comme un boulet ? »-
et vous qui vivez bien équilibré - tant mieux- mais tellement tranquille et sans questions que vous vous demandez : 
"Est-ce que je ne suis pas tranquillement en train de perdre le sens du péché ? J’ai la conscience large, et même de plus en plus large. Si je n’y prends pas garde, j’arriverai à décider de faire n’importe quoi en disant : « ça ne regarde que moi, je ne fais de mal à personne » ?
Comment vous rejoindre tous et proposer aujourd’hui un message unique sur le péché ?
Je voudrais le faire fidèlement : car c’est une vérité qui ne m’appartient pas. Respectueusement : car je veux respecter vos combats, vos échecs et vos luttes. Humblement : car prêtre parlant dans une église, je suis un pécheur qui parle à des pécheurs !
Le principal péché, c’est de dire qu’il n’y en a pas.
La principale chose que je voudrais dire, la plus utile aujourd’hui me semble-t-il, c’est que le principal péché, c’est de dire qu’il n’y en a pas. Je n’ignore rien, et vous non plus, de tous les conditionnements qui atténuent notre liberté, tous les déterminismes conscients, inconscients, collectifs qui diminuent notre part de décision libre, à tel point qu’on est tenté de dire : « Qu’est-ce qu’il me reste de liberté ? »
Eh bien ! c’est avec ce qui reste qu’on peut pécher, comme c’est avec ce qui reste de liberté qu’on fait sa vie, qu’on a choisi un jour sa femme ou son mari et qu’on a choisi sa profession. Nous ne sommes pas des marionnettes, des pantins livrés à nos déterminismes. Non !
C’est pourquoi j’affirme : « II y a pire que de faire le mal, c’est de le commettre en prétendant que ça n’est rien ou que ce n’est pas de notre faute ! » Est-ce cela que Jésus dit aujourd’hui dans l’Evangile ? Le péché sans pardon, la mauvaise foi, cet aveuglement volontaire a fait frémir Jésus d’indignation :
Oui, malheur à moi si j’appelle le mal, un bien ! car il y a un BIEN et un MAL.
Et ce n’est pas vrai qu’il soit si difficile que cela de démêler l’un de l’autre, et ce n’est pas vrai qu’il soit difficile que cela de savoir lequel est le meilleur, lequel nous grandit le plus :
  • être fidèle à son mari, à sa femme, ou le tromper ?
  • respecter ses collaborateurs… ou les exploiter, les mépriser, voire les ignorer ?
Oui, il y a un BIEN et un MAL… et c’est pourquoi on peut pécher.
Notre péché, comment le reconnaître ?
Peut-on aller plus loin ? Le péché existe, d’accord. Mais nos péchés, notre péché, comment le reconnaître ? Pouvons-nous nous rendre le service de faire ensemble un « examen de conscience » ?
Fermer les yeux… Que voyez-vous ?
Vous voyez des visages, car l’essentiel a toujours un visage… Le visage d’une épouse, d’un enfant, le visage de vos parents, d’un voisin, le visage d’un collègue de travail, de vos camarades d’école ou lycée…
Que voyez-vous encore ? 
un malade, des malades, si vous êtes infirmière à l’hôpital ou médecin…
le visage d’une employée ou de quelques personnes dont le bonheur dépend de vous ou des milliers de personnes dont le sort dépend de vous si vous avez de grandes responsabilités.
Fermez les yeux… C’est là que vous direz : 
« Mon péché, moi je le connais. Ce sont ces visages qui me le rappellent. »
OUIle péché A TOUJOURS UN VISAGE, car le péché c’est ce qui abîme l’homme, ce qui défigure un visage ou détériore les relations entre les hommes.
Ce n’est pas un péché parce que c’est interdit. C’est interdit parce que c’est un péché… et que ça démolit l’homme.
Des comportements qui abîment un homme, 
une femme, un couple, un enfant
Il y a des comportements, nous le savons bien, qui abîment un homme, une femme, un couple…qui abîment un enfant, qui défigurent une profession, une école, une classe, une entreprise…
Le meilleur mot pour désigner le péché, c’est celui de la Bible, bien sûr. Le mot hébreu « HATA » qui veut dire : manquer son but, comme un flèche oui n’atteint pas la cible.
Commettre un péché, c’est donc manquer le but de sa vie, l’alliance avec Dieu, c’est se tromper de bonheur. 
Il manque le but de son couple, de sa famille, celui qui travaille tellement qu’il n’a plus le temps de parler ni avec sa femme, ni avec ses enfants ni avec Dieu. 
Il manque le but de sa profession celui qui se permet de construire sa réussite sur le dos des autres.
Et c’est là que l’on comprend qu’il y ait des péchés littéralement « mortels » puisqu’ils tuent les hommes, ils tuent les corps, rétrécissent les cœurs. C’est un peu l’antidessein de Dieu : la création de Dieu est pervertie, les créatures sont humiliées, bafouées.
Le péché abîme les hommes et c’est pour cela que le péché 
est une offense à Dieu.
Car tout ce qui atteint l’homme atteint Dieu, tout ce qui abîme l’homme atteint aussi le Christ qui fait corps avec son peuple : 
« Ce que vous avez fait…ou ce que vous n’avez fait au plus petit…C’est à moi que vous l’avez fait, à moi que vous l’avez refusé. »
Enfin je dirai que notre vocation d’hommes n’a pas été décrite par Jésus comme une sorte de code pour rester des « braves gens », mais qu’elle est décrite dans l’Evangile comme un chemin sur les pas du Christ, pour devenir des « hommes nouveaux », des enfants de Dieu, j’aurai, je crois, tenté de donner la vraie dimension du péché.
Le péché, les chrétiens le savent, c’est la distance entre notre vie et l’Evangile de Jésus.
Cette distance existera toujours … C’est pourquoi « je suis pécheur »… et la conversion, ce sont les pas que je fais pour tenter de réduire cette distance.
Mais ce que les chrétiens croient surtout - il faut le proclamer en sortant d’ici - c’est que notre Dieu fait inlassablement les premiers pas pour couvrir toute la distance, tel le Père plein de miséricorde courant au-devant de son fils qui lui revient !
Homélie du Père Jean Dufour, curé de St-Pourçain-sur-Sioule (Allier)  (8 juin 1997)

Lorsque l’on dit « Je crois », on ne dit pas « Je sais »

Très en colère, très rouge, quelqu’un s’indigne devant moi qu’en plein XXIe siècle, on puisse se demander encore si Jésus a existé, s’il était le fils de Dieu. Sornettes, crie-t-il ! Selon cet homme très sûr de lui, il est même ridicule de se poser la question !
J’en reste muet. Je ne réponds pas, par crainte de le blesser.
Il s’estime intelligent alors qu’il vient de nous prouver sa stupidité.
Il s’imagine moderne, progressiste alors qu’il vitupère avec intolérance, qu’il tombe dans un fondamentalisme dangereux - comme tous les fondamentalismes - le fondamentalisme athée, la doctrine fanatique de ceux qui se croient au-dessus de tout, abusés par rien ni personne.
Selon lui, tous ceux qui croient sont des imbéciles. Et lui qui ne croit en rien vit dans la vérité. Il ne lui est pas venu à l’idée qu’il se contente d’opposer une croyance à une autre croyance, une foi à une autre foi.
La seule attitude intellectuelle honnête concernant l’existence de Dieu ou du Christ consiste à dire : « Je ne sais pas. » L’agnosticisme doit demeurer notre base, à tous.
Lorsque l’on dit « Je crois », on ne dit pas « Je sais ». Ce que je crois n’est pas ce que je sais.
Lorsque l’on dit « Je ne crois pas  », on ne dit pas non plus «  Je sais que ça n’est pas  ». Dans l’ordre de la vérité, ne pas croire à quelque chose ne donne aucun mérite supplémentaire.
Restons humbles et mesurés. Une croyance athée ou une croyance chrétienne demeurent des croyances. Jamais une science. Et chacune mérite le respect qu’on doit adresser à toute conviction.
Eric-Emmanuel SCHMITTl’Evangile selon Pilate, p. 279

mercredi 8 août 2018

La vocation est un mot qui fait peur

Le jeune dominicain du Caire, auteur de la pièce Pierre et Mohamed, retrace sa quête de la vie véritable qui l'a conduit jusqu'à l'ordre des Frères prêcheurs. Son témoignage nous prépare à vivre la Journée mondiale de prière pour les vocations du 22 avril. (La Vie, 5 avril 2018)

La vocation est un mot qui fait peur. Elle n'est pourtant que l'autre nom de la vie spirituelle, de la vie chrétienne, de cette vie tout court à laquelle Dieu veut nous appeler pour notre plus grande joie. À chacun la sienne, donc, unique et singulière. Le drame est de renoncer à la trouver par confort et conformisme. Ou par crainte de devoir étouffer ce que nous avons dans le cœur pour suivre la volonté de Dieu, qui nous serait extérieure. Mais notre désir le plus profond, le plus vrai, c'est celui-là même que le Seigneur a déposé en nous le jour où il nous a créés. Sa volonté est que nous fassions la nôtre ! Encore faut-il découvrir ce que nous voulons vraiment, et ne pas nous laisser distraire par des envies plus superficielles. C'est une belle aventure, que j'ai moi-même parcourue avant de devenir dominicain.

Je devais avoir 9 ou 10 ans quand l'Évangile m'est apparu comme une Bonne Nouvelle à prendre au sérieux. 

« Si Dieu existe, c'est quand même une sacrée histoire ! Il mérite bien qu'on lui consacre sa vie »
, ai-je pensé. Je me souviens d'avoir lancé un soir, alors que nous étions réunis autour de la table familiale, ce que je croyais être la conséquence logique de mon petit raisonnement : « Je pense devenir prêtre. » Cette annonce a jeté un tel froid que je n'ai plus abordé le sujet à la maison jusqu'à mes 23 ans, quelques semaines seulement avant d'entrer au noviciat... Mes parents ne pratiquaient pas, et l'un comme l'autre accordait à sa manière peu d'importance à ces questions. En envoyant leurs deux enfants au catéchisme – cette pratique encore traditionnelle allait bientôt s'effondrer – ils étaient loin d'imaginer que le cadet y nourrirait des ardeurs sacerdotales... Mais j'ai aimé cette relative clandestinité, qui me faisait aller en cachette à la messe en semaine (le dimanche, j'avais le droit) pendant mon adolescence : à chacun ses rébellions !

Être prêtre, pourtant, cela ne m'allait pas tout à fait.

 J'aspirais aussi, confusément, à quelque chose de plus radical, qui me paraissait exister dans la vie monastique. Mais à la réflexion, l'idée de vivre à l'écart du monde ne me disait trop rien. Je voulais pouvoir conjuguer la radicalité du moine et les contacts humains du prêtre. Il faudrait inventer cela, me disais-je, avant de découvrir vers l'âge de 13 ans, dans un manuel d'histoire du Moyen Âge qui relatait la fondation des Frères prêcheurs (ou Dominicains), que cela existait déjà. Je me suis tout de suite senti à la maison ! Une familiarité qui s'est confirmée au fil de mes rencontres avec des figures remarquables de dominicains : Fra Angelico, Savonarole, Las Casas... Et surtout Lacordaire. Ce jeune avocat, promis à un bel avenir dans le Paris des années 1830, s'était converti en lisant Génie du christianisme, de Chateaubriand. Son entrée au séminaire n'avait pas amené Lacordaire à renier les idéaux de la Révolution avec lesquels il avait grandi. Au contraire ! Plutôt que de vouloir remonter le temps, comme bien des catholiques éprouvés par les persécutions révolutionnaires, il voulait simplement prêcher le Christ à ses contemporains. Et, dans cet esprit, refonder en France l'ordre des Dominicains.

Fréquenter Lacordaire, dont j'approuvais la démarche, m'a permis d'assumer paisiblement ce que beaucoup qualifiaient de contradictio


et qui, toute mon adolescence, a été source de questionnement, d'énervement, mais aussi de croissance : j'ai grandi dans un monde marqué à gauche, très peu religieux, mais dont les aspirations et les générosités ne me semblaient pas contraires à l'Évangile, loin s'en faut. Je pouvais être disciple du Christ sans renier le milieu dont je venais, et où je me sentais bien.

« Au cœur de tout, il y a la parole. Ce sera la politique ou les Dominicains. » 

Sortie de la bouche d'un jeune de 16 ans, cette phrase définitive a fait sourire le prêtre qui m'accompagnait. Et pourtant, ces deux voies qui s'ouvraient devant moi m'attiraient autant l'une que l'autre. Je me suis d'abord lancé dans le militantisme politique, parallèlement à l'École normale supérieure, où j'étudiais l'histoire, et à Sciences Po. Tout le monde me savait catholique et cela donnait lieu à de vraies discussions et des témoignages de foi. Il m'est aussi arrivé de claquer des portes... Je sentais à quel point la politique – et d'abord mon ambition – pouvait être envahissante. Je m'efforçais de ne pas sacrifier pour elle l'essentiel, par exemple l'amitié. Ainsi, j'ai su décliner la proposition d'une personnalité politique éminente de l'accompagner en voyage quelques jours. Cette belle occasion de faire connaître mes talents m'aurait obligé à annuler une semaine de vacances avec deux amis de longue date, prévue depuis longtemps. Mon refus m'a quelque peu surpris, mais je me suis senti si libre !

Bien m'en a pris car avec mes deux amis non croyants, nous avons passé nos vacances à parler de Dieu. 

De retour en France, je me suis rendu à l'évidence : la parole qui me rendait profondément heureux était celle de Dieu, non le discours ou le verbiage politique. Trois mois après, je débarquais au noviciat des Dominicains, à Strasbourg, pour discuter de ma vocation avec le père-maître des novices. J'avais 23 ans. Le fruit était mûr. Je n'avais plus de raison d'attendre : il fallait choisir. En errant seul sur les canaux de la vieille ville, j'ai compris que ce qui me retenait de choisir la vie religieuse, c'était surtout l'attrait du confort, de la reconnaissance et de la notabilité. En septembre, j'entrais au noviciat et allais bien vite me rendre compte que vivre sa vocation, c'est partir à l'aventure. Et pour cause : si l'on m'avait dit qu'un jour, on m'enverrait au Caire pour travailler sur une religion qui n'est même pas la mienne... Dieu réserve toujours de joyeuses surprises !


Ce témoignage est d'Adrien Candiard

Article tiré de  l'hebdomadaire "La Vie" "Les essentiels" (La Vie du 5 avril 2018 n°3788)
Voir: http://www.lavie.fr/spiritualite/temoins/adrien-candiard-vivre-sa-vocation-c-est-partir-a-l-aventure-04-04-2018-89230_688.php