lundi 7 mai 2018

Khaled Roumo, "La foi est de l'ordre de l'expérience"

La fin de l'année universitaire pointait et, avec elle, les examens.
Grâce à une bourse, j'étudiais la littérature française à la fac de Damas. J'avais tout pour être heureux. Et pourtant... Même les études, qui me passionnaient tant depuis mon enfance, me laissaient indifférent. Même cette jeune fille, que j'aimais et qui m'aimait, ne pouvait panser ma désespérance. Même mes amis ne parvenaient pas à me rejoindre dans ma solitude abyssale. Bien que mon état s'apparentât à la dépression, ce terme ne voulait rien dire pour moi. Du haut de mes 23 ans, je crois que je souffrais d'un manque d'être. Je trouvais dans la Nausée de Sartre une consolation car, ce dégoût de la vie, je le ressentais. Dans ce mal-être où frisait l'envie de mourir, je rompais avec un certain réel, pour plonger dans un autre, éprouvant, douloureux.

Un jour, alors que je traînais mon désespoir au bord d'un ruisseau
environné d'arbres fruitiers, quelque chose se produisit dans mon cœur. Sans que je fasse ni ne demande quoi que ce soit, une explosion d'amour jaillit en moi à la vitesse de la lumière. Jamais je n'avais éprouvé cela. Ce que je ressentais ne ressemblait en rien aux amours humaines. Le bonheur, la joie, la paix, qui me submergeaient subitement, émanaient d'une présence qui se donnait pour nom « Allah » : Dieu. Cette présence n'était ni une idée ni le fruit d'une réflexion. Elle était un Amour goûté.

Khaled Roumo pendant une conférence à Paris


Jusqu'alors, je n'avais pas de vie spirituelle.
J'ai été éduqué dans une culture populaire, rurale, non intellectuelle. Seule ma mère, illettrée, faisait ses cinq prières par jour. Mais toute la famille observait le jeûne du ramadan. La bonté de mes parents se révélait dans leurs faits et gestes, et jamais je ne les ai entendus prononcer un mot négatif à propos d'une autre ethnie, culture ou confession religieuse.

Mes sept premières années se sont écoulées dans un village syrien, nommé Krak des Chevaliers. Au sein de cette forteresse médiévale, entourée de villages chrétiens, je m'ouvris dès mon enfance à la diversité culturelle et cultuelle. Nos journées étaient bercées par le son des clochers des églises et celui des appels à la prière. Les paysans, musulmans et chrétiens, travaillaient ensemble dans les champs dans une ambiance harmonieuse et fraternelle. Puisque mon père était gendarme mobile à cheval, nous avons ensuite vécu dans différentes localités, pour des périodes de deux à trois ans. Ces divers déménagements accrurent notre ouverture à d'autres ethnies et religions en Syrie. Dans un village chrétien maronite où nous habitions, nous jeûnions avec les habitants au cours du carême, sans pour autant renoncer à notre religion. Les grandes fêtes de chacun étaient des occasions de partage de nourriture, de visites dans les églises et les mosquées, de joie et d'amitié. 

Après cette bouleversante expérience spirituelle, 
Khaled Roumo pendant une séance d'Itinéraires
j'ai voulu comprendre ce qui m'était arrivé. Les lectures dans lesquelles je me suis plongé – le Coran, les Évangiles, la mythologie grecque, des textes de grands spirituels comme Gandhi – faisaient sens pour moi, en écho à ce que j'avais vécu au bord du ruisseau. Ce n'était pas le livre qui s'imposait dans sa vérité, c'était moi qui y trouvais une résonance avec mon expérience de Dieu. Cette démarche me révélait que ce que j'avais vécu était vrai. À force de lectures, j'ai compris que la voie correspondant le mieux à ma foi était l'islam, dans la mesure où le rapport au divin est direct. J'étais un passionné de Dieu, plein de zèle. Comme dans une histoire d'amour, je ne pouvais le garder pour moi. Il me fallait le partager, non par élan missionnaire, mais parce que Son amour débordait de mon être. Je voulais prouver que l'expérience que l'on pouvait faire de Lui était belle, vraie, et qu'elle transcendait les différentes confessions.

Installé en France (cinq ans plus tard), je me suis lancé
dans une thèse sur le phénomène religieux. Ce travail, pensais-je alors, serait le chemin de la vérité. Mais plus j'avançais dans mes recherches, plus j'en mesurais les limites. J'étais acculé à une sorte d'équation scientifique qui ne pouvait contenir les résultats de mon travail : l'expérience de Dieu et la psyché relèvent de l'ordre de l'indicible. J'avais trouvé la vérité mais elle ne pouvait être dite dans le cadre d'une thèse. Cette impossibilité de nommer cette expérience selon une méthodologie universitaire, cette contradiction absolue entre une réalité intérieure et une exigence extérieure me menèrent, au bout de dix ans de recherches soutenues, à une deuxième crise existentielle, ontologique. Grâce à un ami athée, j'ai pu la dépasser : il m'a fait prendre conscience que je n'avais pas besoin de diplôme pour répondre à mon désir d'écrire. Alors j'ai trouvé mon propre cadre, celui de la poésie, mais aussi celui de la recherche prenant en compte toutes les dimensions de l'homme et de l'existence.

Le mystique Ibn al-Arabi (1165-1240) a dit : « Si l'amour est savouré, son essence est indicible. » Cette parole me guérit de la culpabilité de ne pas avoir achevé ma thèse. J'avais voulu pénétrer l'essence de l'amour à travers une recherche intellectuelle. Grâce à ma défaillance, j'ai pu construire toute la suite. D'après le philosophe suisse Frithjof Schuon (1907-1998), l'être humain est condamné, de par sa nature, à la transcendance. Moi, je dis que nous sommes condamnés à aimer. Car si nous n'aimons pas, nous ne sommes plus. Nous périssons intérieurement. Lorsque j'ai reçu la grâce de l'Amour, ma voie s'est ouverte : je ne pouvais plus m'abstenir d'aimer autrui, la vie. Ce qui n'est pas une mince affaire dans la mesure où nous nous heurtons continuellement à des obstacles, en soi et chez les autres.

Autant j'ai besoin de trouver Dieu dans la solitude,
puisque ma demeure est en Lui, autant j'ai besoin d'être intimement relié à Sa création. Ma vocation, mon besoin viscéral sont de pister la présence de Dieu dans les témoignages de mes frères et soeurs d'âme. Je ne pourrais vivre sans cette nourriture. C'est ainsi que j'ai fondé, il y a une quinzaine d'années, le groupe de partage Itinéraires spirituels islamo-chrétiens, en collaboration avec une soeur xavière. Dans un souci de plus grande ouverture, j'ai créé ensuite Itinéraires spirituels interconvictionnels au Forum 104 à Paris VIe.


Khaled Roumo est très investi dans la dialogue islamo-chrétien

Je distingue le partage spirituel du dialogue interreligieux. 

Ce dernier est bon mais il se cantonne à l'érudition, au savoir. Une fois le dialogue passé avec l'apport des richesses réciproques, chacun rentre chez soi. Or l'être humain a besoin de goûter les choses et de les expérimenter. Le partage spirituel relève du vécu de la personne et d'une certaine capacité d'accueil de sa nature profonde. Si quelqu'un me parle de son amour pour le Christ, la Vierge, saint François d'Assise, ou sa grand-mère, je vibre. Je n'ai pas de frein, je suis traversé. Je ne deviens pas pour autant l'autre et il ne devient pas moi, mais je suis relié à lui grâce à des canaux imperceptibles et transcendants. Tout comme l'air ne s'arrête pas aux frontières des pays, nous respirons tous le même souffle de Dieu. Et toute personne qui suit la voie de l'amour est sur le sentier de la vérité.

Je rends grâce d'avoir reçu ce souffle d'Amour à l'âge de 23 ans,
et je prie Dieu de me le redonner de manière aussi absolue un jour. Je vois parfois l'existence comme des « travaux forcés », du premier cri jusqu'au dernier souffle. Telle est l'épreuve de l'être humain et de son passage sur terre. Il m'arrive d'être nostalgique de cet instant originel où nous étions dans le sein de Dieu. Lorsque nous avons goûté à Son amour tel qu'il nous exalte et nous pacifie, il est très difficile d'en sortir. Pourquoi continuer à vivre si l'après est tellement merveilleux ? Cette nostalgie doit être transformée en un chemin d'avenir, aboutissant aux retrouvailles avec Dieu. Et la douleur acceptée, assimilée est une prière, une reconnaissance de la valeur de ce qu'Il nous a donné. Le sens de l'islam est de s'en remettre à Lui. Nous devons accomplir notre vie et Lui faire confiance en nous pliant à Sa volonté dans une relation singulière, personnelle, mais aussi dans une communion avec les personnes rencontrées sur notre chemin. Telle est notre vocation, malgré les malheurs et les horreurs. La foi consiste à adorer Dieu et non l'espèce humaine ; l'adorer non comme une idée mais dans ce qu'Il nous a fait connaître. Sa présence se révèle à nous tel un parfum, un goût. À travers une expérience.

Anne-Laure Filhol publié le 25/05/2016 

Article repris dans LA VIE, les Essentiels, voir: http://www.lavie.fr/spiritualite/temoins/khaled-roumo-la-foi-est-de-l-ordre-de-l-experience-25-05-2016-73299_688.php