vendredi 17 novembre 2017

Les non-pratiquants, des fidèles comme les autres ?

(article paru dans LA VIE, du 9 novembre 2017. Interview de Valérie Le Chevalier pour son livre: "Ces fidèles qui ne pratiquent pas assez... Quelle place dans l'Eglise? Lessius)
Valérie Le Chevalier est chargée de deux cycles de formation au Centre Sèvres à Paris et animatrice en pastorale scolaire.
Pourquoi vous êtes-vous intéressée aux fidèles non pratiquants ?
Lors de mon travail pastoral dans des établissements scolaires, j'ai préparé des confirmations, des professions de foi, des baptêmes... Et je me suis rendu compte que je ne croyais pas souvent à la sincérité des demandeurs. Du coup, je me posais comme censeur de la légitimité de leur demande, jugeant leur foi à l'aune de leur pratique.
Mais qui suis-je pour estimer qu'un enfant n'est pas sincère ? Qui empêche qu'il soit baptisé ? Et puis, on m'a dit à plusieurs reprises que je ne pouvais pas faire un travail de théologie sur les non-pratiquants, car la question relevait de la sociologie.
Comment expliquez-vous ce désintérêt théologique ?
Je crois qu'il est assez coûteux d'admettre que le statut des laïcs et leur foi ne sont pas uniquement liés à la pratique. Leur foi n'est pas reconnue dans sa spécificité, mais calée sur le format du religieux. En accentuant le trait, on peut dire que le laïc, s'il n'est pas observant comme un religieux, n'est rien. Au XIIe siècle, le décret de Gratien (corpus de textes juridiques ecclésiaux, base du droit catholique jusqu'au Code de droit canonique de 1917) a défini trois statuts bien distincts : clercs, religieux et laïcs. Un peu plus tard, au XIIIe siècle, le IVe concile de Latran a fixé que chaque fidèle devait « faire ses Pâques » chaque année, la communion étant devenue à cette époque quasiment impossible, voire interdite pour les simples fidèles. L'histoire de l'Église nous enseigne que les laïcs ont toujours eu un statut considéré comme incomplet. 
Que disent les Évangiles des diverses catégories de fidèles ?
Jésus mène une stratégie de transmission. Pour annoncer le Royaume, il lui faut des ouvriers spécifiques, qu'il met en responsabilité : les disciples et, parmi eux, les apôtres (ceux qui sont avec lui lors de la Cène). Jésus appelle les disciples – « Viens, suis-moi » – qui portent la foi à l'interface avec la société.
Ensuite viennent les foules, en qui on peut voir les baptisés d'aujourd'hui qui continuent à demander à l'Église une offre de salut. Jésus dit à plusieurs personnes qu'il a guéries ou pardonnées : « Va. Rentre chez toi, ta foi t'a sauvé. » La rencontre a porté du fruit, bien que ces anonymes ne soient pas devenus des « disciples », puisqu'ils ont témoigné. Ils font penser aux baptisés éloignés de l'Église.
Pour vous, c'est donc le baptême qui fait le fidèle ?
La foi ne doit pas être quantifiée par des statistiques et tout baptisé reste nécessaire à l'annonce du Royaume. Le simple baptisé est fertile, au moins potentiellement, car incorporé au corps du Christ. Si l'on considère que, par le baptême, Dieu fait alliance avec une personne, alors on ne peut pas imaginer que cette alliance ne continue pas de travailler en elle, ou alors c'est la puissance même de Dieu qu'on met en doute. Penser qu'en l'absence de pratique un baptême est perdu relève de la méconnaissance de la définition du sacrement et, pis, d'un manque de foi en Dieu. Bien sûr, on peut dire que ce baptême n'est pas accompli, qu'il reste en jachère... Mais la graine semée reste intacte et disponible. 

Il arrive que des prêtres répondent négativement à une demande de sacrement quand ils ne sentent pas la foi du demandeur. Qu'en pensez-vous ?

Pour moi, il s'agit d'un pur scandale, d'une injustice contraire à l'Évangile et au droit canon. Un sacrement est avant tout une promesse, tout le travail est à venir. Qu'est-ce qui nous fait préjuger qu'il ne se passera rien ? Jésus ne refuse jamais la guérison de quelqu'un. Il dit : « Ta foi t'a sauvé. » Un homme baptisé qui se dit incroyant et qui va se marier à l'église pour faire plaisir à sa future femme ou à sa grand-mère, parce que cela compte pour elle, manifeste un acte de confiance très honorable. Tous les baptisés doivent être appelés « fidèles », même ceux qui sont éloignés de l'Église. Les qualificatifs de « fidèle » et de « pratiquant » ne sont pas de même nature.
Reconnaissez-vous tout de même que la faible fréquentation des églises pose un problème à la communauté ?
Oui, mais on ne sauvera pas la boutique en n'honorant pas ou à regret les demandes des non-pratiquants. Un vrai travail théologique est à mener sur ce que l'on entend par « peuple de Dieu ». On pense l'Église de manière trop étriquée. Qui décide de la foi des laïcs ? Certains estiment qu'ils doivent justifier leur foi par leur pratique, alors que Jésus , lui, ne le demande à personne.

Dans le texte conciliaire sur la liturgie Sacrosanctum concilium, c'est toute la liturgie qui est première, non l'eucharistie. Or, une personne éloignée de l'Église est très sensible à la liturgie lors de la préparation d'un baptême ou de son mariage. elle veut que ce soit beau, sans pour autant posséder les clés de compréhension. Elle fait confiance à l'institution.

Cela étant posé, l'eucharistie demeure essentielle, car elle représente l'élément central de la sanctification du monde. Par ce geste, nous remettons le monde au Christ en mémoire de lui et pour la multitude. Et les non-pratiquants manquent, car ils ne sont pas là pour apporter leur vie, alors que ce geste relève de leur responsabilité de baptisés. Je ne les exonère pas de leur absence. Mais par ailleurs, je regrette que la pratique eucharistique soit devenue un élément de comptabilité. Au lieu de rassembler, elle distingue les fidèles. Cela empêche Dieu de faire la fête avec ses enfants. C'est lui le grand perdant.
L'eucharistie paraît réservée aux purs. Or l'Évangile du fils prodigue nous dit au contraire qu'il convient de se présenter tel qu'on est, sale, en apportant toute la crasse du monde et de nos vies. Sinon, le sacrement ne sert pas à grand-chose. Personne n'est digne de l'eucharistie. C'est elle qui purifie et restaure.
Si le sacrement est donné pour la multitude, pourquoi celle-ci devrait-elle être présente ?
Car en s'incarnant, Dieu signifie qu'il a besoin des hommes. Dès la création, il associe l'humain à son projet. Jésus aurait-il pu se passer de ses disciples, apôtres et divers compagnons ? Nous devons retenir que chaque personne est un maillon indispensable au projet de Dieu et que l'eucharistie consacre cela.
Quelle responsabilité attribuez-vous aux laïcs engagés, pratiquants ?
Avons-nous invité les non-pratiquants tels qu'ils sont ? Leur disons-nous que nous les aimons et qu'ils nous manquent ? Nous, les laïcs engagés, devons être passeurs. Si notre mission est d'annoncer la foi, nous devons être crédibles et inspirer la confiance. Mais si nous ne croyons pas à la parole de la personne devant nous, nous aurons beau parler, témoigner, évangéliser, il n'y a aucune raison pour qu'elle nous croie en retour. Cette personne éloignée de l'Église doit se sentir légitime à parler de sa foi, reconnue. Et notre rôle est de l'aider, de lui demander de parler de ce qu'elle croit, pas de sa pratique. Nous ne pouvons pas nous passer de ces croyants, autant importants là où ils sont que nous « à l'intérieur ».
Votre livre décrit une situation, mais que proposez-vous pour la faire évoluer ?
Mon livre développe une question politiquement incorrecte. Les réponses sont à trouver dans un chantier à ouvrir. Je travaille dans l'Église, je l'aime, je crois profondément qu'elle est une chance dans le monde. Hélas, elle ne semble s'intéresser qu'aux potentialités d'une toute petite partie d'elle-même, laissant en jachère 90% de ceux qui pourtant la composent. C'est un énorme gâchis, dans lequel tout le monde est perdant.

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